« Cours interdits »
Mis à jour le 08 septembre 2025
Depuis janvier 2024, le programme IN.TUNE réunit huit partenaires européens pour promouvoir le développement de l’enseignement de la musique et des arts dans toute l’Europe. Au-delà de la collaboration autour des savoirs et des savoir-faire, de telles alliances portent une vision politique forte qui vise à renforcer la solidarité entre les pays et à promouvoir les valeurs démocratiques, la liberté académique, la diversité culturelle. Il s’agit de construire une Europe ouverte sur le monde, capable de répondre aux défis sociaux, économiques et environnementaux actuels. C’est dans ce cadre que le Conservatoire a décidé de mettre chaque saison en lumière l’une des universités de cette alliance. Première escale de ce voyage européen : la Serbie. Journaliste, spécialiste des Balkans, correspondant de nombreux médias francophones, Louis Seiller est parti à la rencontre des étudiant·es et professeur·es de la Faculté de musique de Belgrade.
Que peuvent l’art et la musique dans un pays qui glisse vers l’autoritarisme, et dont l’avenir paraît de plus en plus incertain ? En Serbie, un mouvement de révolte sans précédent mené par les étudiant·es fait trembler le régime de l’autoritaire président, Aleksandar Vučić. Pendant des mois, la quasi-totalité des universités ont été bloquées par les étudiant·es, et la contestation a gagné l’ensemble de la société. À la Faculté de musique de Belgrade, étudiant·es comme enseignant·es soutiennent ce mouvement profondément démocratique en faveur de l’État de droit. Elles et ils veulent croire au pouvoir de l’art pour transformer la société.
À l’ombre des grands tilleuls du petit parc Manjez, situé en plein centre de Belgrade, la porte de la faculté est ouverte, mais une affiche avec des instruments dessinés à la main prévient : « cours interdits ». Pas de classes donc, et des couloirs plutôt vides. Pourtant, aux étages de cet ancien bâtiment gouvernemental, des notes de violon ou de violoncelle s’échappent des salles de répétition… La musique n’a pas déserté les lieux. Depuis près de sept mois, elle résonne simplement au rythme des « plenums » et de l’autogestion. « La faculté est bloquée, mais elle est ouverte à tous les étudiants : ils peuvent y venir de jour comme de nuit travailler leur instrument. » Doctorant en flûte, Strahinja Radoicic participe activement au mouvement « studenti u blokadi ».
« Même s’il y a beaucoup d’activités liées aux manifestations et que les conditions actuelles ne sont pas si faciles, les étudiants essaient de s’adapter et de continuer à jouer, c’est vraiment très important. » Dans le petit hall d’entrée, un mégaphone, une caisse de solidarité, et des morceaux de banderoles colorées rappellent la lutte en cours : celle pour la justice et l’avenir du pays.
Le 1er novembre 2024, l’effondrement du toit en béton de la gare tout juste rénovée de Novi Sad, grande ville du nord du pays, fait 16 morts. Véritable choc pour les 6,6 millions de Serbes, la tragédie devient un symbole du système clientéliste et de la corruption généralisée du régime du -Président Aleksandar Vučić. Admirateur d’Orbán et d’Erdoğan, ce nationaliste-conservateur, au pouvoir depuis 13 ans, n’a cessé d’affaiblir les contre-pouvoirs de la fragile démocratie serbe, en s’assurant le contrôle du système judiciaire, de l’administration publique et des principaux médias, ainsi qu’en manipulant les scrutins électoraux.
En réaction à la catastrophe, un puissant mouvement étudiant se met en branle pour demander des comptes et la transparence à des institutions entièrement contrôlées par le parti au pouvoir, le SNS. Les blocages de routes ou de bâtiments publics, quasi quotidiens, comme les multiples rassemblements organisés partout dans le pays engrangent le soutien de l’opinion publique et mobilisent de plus en plus de monde. Ainsi, le 15 mars, plus de 300 000 personnes se massent dans la capitale serbe, pour la plus grande manifestation de l’histoire du pays. Mais le président reste inflexible.
Dans cette lutte protéiforme en faveur de l’État de droit et pour simplement « vivre normalement », chacune des 60 facultés occupées apporte son savoir et ses talents afin de déconstruire les arguments d’un pouvoir qui n’hésite pas à employer mensonges et menaces. Chorale, ensembles classique ou jazz, groupes de percussions…, les étudiant·es de la faculté de musique de Belgrade composent la bande-son de la révolte citoyenne : sur les boulevards de Belgrade comme sur les places des villages, et même pendant le parcours à vélo des 80 étudiant·es jusqu’au Parlement européen à Strasbourg ! Loin d’être le chaos organisé par « les agents de l’étranger » décrit par des autorités sur la défensive, cette mobilisation inédite a permis une véritable explosion des créativités et de l’expression artistique, tout en touchant le plus grand nombre.
« Durant ces nombreux mois de blocage de la faculté, j’ai vu plus de concerts, plus d’expositions, plus de projets artistiques que je n’en avais jamais vus auparavant… », s’enthousiasme Tisa Lekić, étudiante en master de piano, avant d’entamer la Sonate en si bémol de Schubert dans la salle de concerts de la faculté. « J’y ai croisé beaucoup de gens qui ne sont ni des artistes ni des étudiants en art. Chaque être humain sur cette planète comprend l’art, c’est une langue que tout le monde parle… À mon avis, les activités artistiques ont poussé beaucoup de personnes à participer à ces manifestations alors qu’avant elles n’étaient pas très actives politiquement. »
Le rôle politique de l’art et la capacité de la musique à changer la vie, les étudiant·es de la faculté les brandissent haut et fort. Beaucoup de ces jeunes musicien·nes voient dans leurs compositions, leurs chants et leurs instruments des outils concrets pour construire une société plus juste et plus démocratique… « L’art permet la critique de la société, mais aussi la critique de soi-même, et sans voix artistiques, il ne peut pas y avoir de société démocratique », philosophe avec détermination Stefan Josipović, inscrit en 4e année de composition. « Notre société s’était habituée à une simple participation tous les quatre ans à une élection qui définit notre vie pour les quatre suivantes, sans possibilité de faire entendre d’autres voix. Mais notre mouvement montre que l’on peut tous les jours décider de changements en fonction des besoins réels de nos sociétés. » Et le jeune homme de se plonger sur son clavier, avec une composition aux influences postimpressionnistes.
Les méthodes pacifiques et festives ainsi que le fonctionnement horizontal et décentralisé des étudiant·es ont réveillé l’ensemble de la société serbe. Un peu partout dans ce pays qui n’a que peu goûté aux libertés démocratiques dans son histoire, des « zbor », des assemblées populaires s’organisent sur le modèle des plenums étudiant·es, et les citoyen·nes y expriment librement leurs revendications. Une démocratie directe qui contraste avec les pratiques autoritaires du président Vučić, omniprésent dans des médias locaux avec ses discours agressifs.
Comme beaucoup de ses collègues, Ivana Perković, professeure de musicologie, est fière de ses étudiant·es. « Je vois vraiment ce mouvement comme quelque chose de merveilleux. Ces manifestations nous ont permis de nous libérer de la peur de nous exprimer. Et, ici, nos étudiants se sont vraiment impliqués, ils ont organisé des concerts et des performances lors de toutes les manifestations possibles… Cela a donné une perspective différente sur l’importance de l’art, et en particulier la musique, dans la société d’aujourd’hui. On les tient souvent comme des choses acquises, mais ce n’est pas le cas. »
Méprisé·es par un pouvoir politique et sous-financé·es, les acteur·rices culturel·les serbes vivent dans une perpétuelle incertitude quant à leur avenir. La Faculté de musique de Belgrade n’est pas épargnée, comme en témoignent ses locaux dont les salles historiques au mobilier usé n’ont presque pas changé depuis des décennies. Dans ce contexte difficile, rejoindre l’initiative IN.TUNE et ses sept autres prestigieux établissements d’enseignement supérieur européens, dont le CNSMDP, fait figure de bouffée d’oxygène. « Cette alliance est une opportunité exceptionnelle et inestimable », se réjouit Ivana Perković, en charge de l’initiative pour la faculté. « Cela permet d’établir un réseau de coopération et des contacts directs entre collègues et entre étudiants. Ces liens vont perdurer au-delà des institutions, et ils joueront tout au long de la vie et des carrières professionnelles des étudiants et étudiantes. »
Selon les jeunes musicien·nes de Belgrade, les échanges et les collaborations à venir avec leurs camarades des facultés européennes permettront aussi de briser quelques idées reçues qui pèsent encore sur toute une société. Particulièrement méconnue en France, la Serbie est souvent associée à un lointain et gris monde soviétique dont elle n’a pas fait partie, ou à la brutalité des guerres des années 1990, une époque que les étudiant·es, né·es dans les années 2000, n’ont pas connu. « Il y a encore des stéréotypes dans le regard porté sur la Serbie ailleurs en Europe. Grâce à l’alliance, les étudiants des autres pays verront bien que nous ne sommes pas seulement des barbares balkaniques (rires)… Nous avons une scène artistique phénoménale, pas seulement dans le classique, mais peu de gens le savent à l’étranger. »
Alors que leur pays est géographiquement situé au cœur du continent, le lien et l’échange avec leurs homologues européens paraît également essentiel pour les jeunes artistes en quête de découverte et d’expérimentation sonore. Sur le millier d’étudiant·es de l’Université des arts, seuls deux ou trois chaque année ont la chance de bénéficier des programmes d’échange comme Erasmus +.
« La place d’un jeune artiste, et surtout d’un jeune compositeur ou d’une jeune compositrice, s’inscrit dans les tendances musicales européennes. Sans liens avec les autres artistes européens et sans possibilité de coopération, il est impossible de s’épanouir pleinement. Surtout que la Serbie est trop petite pour répondre aux besoins d’une vie artistique. L’alliance IN.TUNE est une belle occasion pour développer des pratiques innovantes dans des facultés d’art qui sont souvent conservatrices et réfractaires au changement », imagine Stefan Josipović.
Officiellement candidate à l’adhésion à l’Union européenne depuis 2012, la même année que l’arrivée à la tête de l’État d’Aleksandar Vučić, la Serbie semble depuis s’en éloigner de plus en plus. Au grand dam des étudiant·es qui manifestent tous les jours, justement au nom des principes et des valeurs officiellement défendues par les institutions européennes. Tou·tes en ont assez de devoir aller chercher ailleurs une vie meilleure, lassé·es de la corruption qui ronge la Serbie. À l’image du reste de la société, la plupart des professeur·es d’universités soutiennent leurs étudiant·es dans cette lutte pour les principes fondamentaux. Mais, après des mois de blocages et des dirigeants européens qui n’ont pas apporté leur soutien politique à ce mouvement, privilégiant leurs intérêts économiques à la défense de la démocratie, le régime du président Vučić tente de reprendre la main.
Les attaques contre les universités publiques et les personnalités qui soutiennent le mouvement étudiant ont redoublé : poursuites pénales, pression financière, campagne de calomnies dans les médias progouvernement, projet de loi en faveur de l’enseignement privé… L’étau se resserre et pose un dilemme à nombre d’universitaires, comme Srdjan Teparić, professeur de théorie musicale. « La majorité de la communauté universitaire est complètement solidaire des étudiants, mais nous sommes aujourd’hui dans une situation assez difficile : les professeurs n’ont pas reçu leur salaire depuis des mois. Peut-être qu’il faudrait changer certaines méthodes et modes d’action de ce combat, car l’existence des professeurs est tout simplement menacée, tout comme celle de l’institution elle-même… »
Ce jour-là, le doyen de la faculté décide de la reprise des cours afin d’assurer le bon fonctionnement de l’institution pour la prochaine année universitaire. Presque immédiatement, les étudiant·es présent·es organisent un nouveau plenum et appellent à un rassemblement sur les réseaux sociaux. Trois heures plus tard, elles et ils sont une centaine à manifester devant l’entrée de la faculté, en chanson et au rythme de la caisse claire. Au mégaphone, Tamara, 19 ans, inscrite en première année : « Personnellement, je n’ai aucune inquiétude par rapport aux conséquences de cette mobilisation. En ce moment, il n’y a vraiment pas de place pour la peur, car je crois que nous nous battons pour quelque chose de pur et de juste. » Une quête de justice que les étudiant·es de la faculté portent en musique, et qui a déjà commencé à transformer en profondeur la société serbe.
Louis Seiller, Belgrade
Journaliste indépendant dans les Balkans, Louis Seiller collabore avec de nombreux médias français.
Photo © Louis Seiller