Corps en construction
Mis à jour le 02 décembre 2025
Invitée cette saison à créer pour l’Ensemble chorégraphique, Robyn Orlin dialogue avec Muriel Maffre, directrice des études chorégraphiques. L’occasion d’évoquer entre autres le travail de la chorégraphe sud-africaine, les rapports entre classique et contemporain et ce qui est en train de changer aujourd’hui dans le champ de la danse.
En quoi consiste la création de Robyn Orlin avec les étudiant·es du Conservatoire ?
Muriel Maffre Au Conservatoire, le programme de master est pensé sur deux ans. La première année, les étudiant·es forment une petite compagnie qu’on appelle l’Ensemble chorégraphique. Ce groupe apprend un répertoire, un programme de trois pièces courtes que nous jouons ici, au Conservatoire, puis que nous emmenons en tournée. Chaque année, nous construisons un nouveau répertoire spécialement pour eux. J’occupe mes fonctions depuis presque deux ans maintenant, et j’utilise cette opportunité pour collaborer avec des artistes que j’admire vraiment, dont Robyn Orlin fait partie. Ne la connaissant pas, je lui ai simplement envoyé un message, et par chance, elle était disponible aux dates prévues. C’était incroyable pour moi de pouvoir l’inviter au Conservatoire, d’imaginer ce que cela représenterait pour les étudiants et étudiantes de travailler avec elle, et ce que cela signifierait pour elle de travailler avec eux. Nous avons essayé de mettre en place toutes les conditions pour commencer à travailler ensemble et avancer dans la bonne direction. En vérité, nous avons déjà commencé ce processus de travail en avril dernier, quand Robyn est venue participer aux auditions du prochain groupe d’étudiants.
Pendant ces auditions, Robyn, avez-vous été étonnée par les postulants ?
Robyn Orlin Oui, j’ai remarqué qu’ils étaient incroyablement disciplinés. Je félicite d’ailleurs les enseignantes et enseignants qui forment ces jeunes. Elles et ils sont aussi passionnés, et très ouverts à la nouveauté.
De longue date, les jeunes danseuses et danseurs se sont destinés soit au ballet classique, soit à la danse contemporaine, nourrissant une forte préférence pour l’un ou l’autre. Est-ce en train de changer ?
R. Orlin Je pense que oui. Le champ de la danse est en train de changer, et il était temps.
M. Maffre Des danseurs contemporains viennent me voir pour me réclamer davantage de cours de classique, et vice versa. Ce changement, fondamental, est très net.
R. Orlin Au fond, le corps a toujours envie d’expérimenter différentes formes. Je pense simplement qu’il y a eu une transformation dans la socialisation des danseurs et des danseuses, et je trouve ça formidable.
Dans votre travail, vous avez souvent amené vos interprètes à interroger leur rapport à leur corps, et à leur propre vécu. Cette réflexion profonde, peut-être déstabilisante, peut-elle se mener avec de très jeunes danseurs et danseuses ?
R. Orlin Eh bien, je vais justement essayer de le faire, pour la première fois, en évitant toutefois d’aller trop en profondeur, car j’amène souvent les danseurs à traverser des expériences très nouvelles, à faire face au vide, pour devenir en quelque sorte leur propre maître. Ce processus, qui a un rapport au zen, demande une certaine maturité. Je vais donc accompagner les étudiants et les étudiantes très -doucement dans cette expérience.
Muriel, pensez-vous qu’elles et ils seront ouverts à cette remise en question de leur rapport à leur corps, à leur culture ?
M. Maffre Absolument, parce que les étudiants apprécient les situations où on les prend au sérieux, où on les considère comme de vrais artistes. D’autre part, ils connaissent le travail de Robyn, et sont très enthousiastes à l’idée de collaborer avec elle. Pendant les auditions, je sentais que sa présence faisait une vraie différence. L’année s’ouvrira sur un atelier qui permettra d’élaborer la construction du groupe, et juste après commenceront les répétitions avec Robyn.
R. Orlin Je pense que cela sera très intéressant. J’ai appris, au fil des années, à ressentir mes interprètes. Je dois être sensible aux besoins des danseurs et des danseuses. C’est très important de les écouter, et de pouvoir leur apporter quelque chose dont le besoin ne leur est pas encore apparu, mais dont ils feront l’expérience. C’est ma manière de travailler avec les étudiants. J’espère que certains deviendront chorégraphes. Ces jeunes ont des personnalités fortes, et je pense qu’ils pourraient très -facilement le devenir.
M. Maffre Certains ont déjà exprimé ce souhait, pendant les entretiens.
R. Orlin En Afrique du Sud, j’observe que les danseurs changent. Ils deviennent vraiment des danseurs qui réfléchissent. C’est propre à cette nouvelle génération, et c’est très beau à voir.
Avez-vous déjà une idée précise de ce à quoi ressemblera la création finale ?
R. Orlin Je suis en train d’aboutir à quelque chose de très défini. Je pense que je vais demander aux étudiants et étudiantes quel ballet classique leur paraît le plus intéressant. Et à partir de cela, les aider à le questionner.
Vous souhaitez donc poursuivre avec elles et eux la déconstruction du ballet classique que vous élaborez dans votre répertoire ?
R. Orlin Oui, mais le résultat sera plus abstrait. Je souhaite également faire appel à des étudiants du département musique. Deux d’entre eux m’intéressent particulièrement, parce qu’ils travaillent avec des sons naturels, avec la voix, et non de la musique électronique. Or j’ai besoin de quelque chose d’humain pour faire avancer la pièce.
M. Maffre C’est la première fois, à ma connaissance, que nous avons ce type de collaboration avec le département musique. Deux jeunes compositeurs seront donc présents en studio pendant le processus de répétitions, ce qui est très nouveau pour le Conservatoire, et très enthousiasmant.
R. Orlin Je veux qu’ils traversent le même processus que les danseurs, avec eux. C’est un défi, mais c’est comme cela que je travaille depuis quatre ou cinq ans. Il se passe alors quelque chose, entre les danseurs et le son, qui échappe à mon contrôle, et j’aime beaucoup cela.
La musique sera donc écrite en même temps que la création dansée…
R. Orlin Absolument. Je vais peut-être proposer aux musiciens de réfléchir à la manière dont ils aimeraient eux-mêmes déconstruire la partition du ballet que les étudiants et étudiantes de danse auront choisi.
M. Maffre Je pense que les étudiants vont réagir de façon très positive à l’aspect politique de votre travail, Robyn. Ils sont très à l’écoute de ce qui se passe, réagissent, ont des opinions fortes. Ce sera donc aussi une richesse, quelque chose d’intéressant.
R. Orlin Pour être un danseur ou une danseuse qui réfléchit, il faut être relié au contexte de son époque. Et malheureusement, dans beaucoup de situations d’apprentissage, cela n’arrive pas, parce que le focus principal reste la technique. Étant donné que ces étudiants ont déjà reçu une solide formation, il est possible de les amener à s’interroger, à se demander : « Pourquoi je danse ? »
M. Maffre Dans les cours théoriques du cursus, nous abordons des sujets importants, mais ce n’est pas la même chose que de faire entrer ces sujets dans le studio.
R. Orlin Oui, c’est beaucoup plus personnel.
M. Maffre Et plus concret. Il s’agit d’activer des idées dans le corps. Et c’est vraiment ce qui devrait se passer à ce niveau de master.
R. Orlin Même Louis XIV questionnait la danse, à son époque. Je pense que s’interroger de cette façon fait partie du rôle du danseur ou de la danseuse — qu’il ou elle devienne chorégraphe ou reste interprète.
Outre celui de participer à une création d’une grande chorégraphe, quels sont les défis qui seront posés aux étudiants et étudiantes ?
M. Maffre Elles et ils ont déjà participé à des spectacles pendant leur premier cycle, ce qui est nouveau ici pour eux est de danser un programme de trois pièces radicalement différentes : interpréter, dans la même soirée, une pièce de Robyn Orlin, une autre d’Angelin Prejlocaj, et C’est toi qu’on adore, de Leïla Ka, n’est pas chose aisée. Il s’agit ensuite également de savoir défendre un répertoire, de prendre des responsabilités, puisqu’après quatre représentations qui se tiendront au Conservatoire, il y aura une tournée qui passera notamment par la Fondation EDF, Rochefort, le Théâtre de Suresnes, la Maison de la musique de Nanterre, et Malakoff.
R. Orlin Il me tarde vraiment de commencer à travailler avec les étudiantes et étudiants.
Propos recueillis par Delphine Roche.
Journaliste, Delphine Roche est rédactrice en cheffe du magazine Numéro. Elle crée également des performances à la frontière des champs artistique et sportif.
Ensemble chorégraphique du ConservatoireDu 16 au 19 décembre 2025 – 14h et 19h Conservatoire de Paris, Salle Rémy-Pflimlin Entrée libre sur réservation |
Photo © Michael Baker
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