Ce que nous dit la musique
Mis à jour le 27 septembre 2024
Chef d’orchestre, directeur artistique d’ensemble et de festival, Raphaël Pichon est l’une des personnalités les plus plébiscitées des scènes nationales et internationales, souvent à la tête de Pygmalion, l’ensemble de musique baroque qu’il a fondé en 2006 et qui réunit un orchestre et un chœur. En tant que chef invité, il sera cette saison au Conservatoire de Paris à la tête de l’Orchestre du Conservatoire pour un programme autour de la Symphonie n° 9 de Ludwig van Beethoven. Rencontre entre l’œuvre et un artiste incandescent.
Depuis le début de sa carrière, Raphaël Pichon construit une approche progressive des partitions, en mettant en avant des filiations. C’est ainsi qu’il explore une longue généalogie du répertoire germanique qu’il ressent et analyse comme un « immense fleuve qui coule à travers les siècles avec son imaginaire, ses références, sa mystique et son vocabulaire ». Jouer des cantates ou la Messe en si de Bach pour se tourner ensuite vers l’oratorio Elias de Mendelssohn, mais aussi vers des pièces de Schubert : c’est « remonter vers la source du fleuve pour suivre ses affluents » au cours de l’histoire de la musique. Il en sera de même d’Heinrich Schütz, fil rouge qui le conduit jusqu’à Brahms, ou de Rameau qui l’emmène vers Gluck ou Berlioz. Le chef et son ensemble acquièrent ainsi les outils les plus pertinents pour ressentir la culture musicale d’une époque, en dessinant une série de cercles concentriques et d’échos autour d’un point de départ historique. Mais la démarche peut être inversée : comprendre une figure comme l’ultime maillon d’une évolution stylistique et technique. C’est le cas de Claudio Monteverdi que Raphaël Pichon approche par ses contemporains ou prédécesseurs afin de revenir aux origines de l’opéra italien. Par ces deux démarches, Raphaël Pichon renoue des fils, recrée des ponts entre des esthétiques, notamment entre certaines raretés mozartiennes et le répertoire romantique.
Et puis, il y a ces partitions qu’on laisse mûrir pour plus tard, en tant que chef et en tant que directeur d’ensemble, des compositions qu’on apprivoise petit à petit : « aborder une œuvre qui vous fait rêver et qui va vous faire mériter la suivante ». En témoigne son intense compagnonnage avec Bach, qui l’amène, pour les dix ans de Pygmalion, à donner pour la première fois la Passion selon saint Matthieu, après avoir travaillé Bach avec des œuvres d’approche : l’enjeu est de « se construire les outils qui vous permettront d’aborder les chefs-d’œuvre, en empruntant des chemins de traverse. Continuer d’ouvrir ces portes, emprunter ces chemins détournés nourrit votre répertoire, vous construit et vous permet d’aborder les œuvres avec un bagage, un regard, une âme forgée de façon différente. »
Mais ce qui singularise encore plus la démarche de Raphaël Pichon, c’est la puissance de ses lectures dramaturgiques et son désir insatiable de faire récit. « J’ai découvert mes premiers émois musicaux à travers les grands récits. De tout temps, la question du récit est centrale et la réunion du récit avec le pouvoir de la voix est une réunion indispensable pour toucher, pour parler, pour transmettre. C’est ce qui m’a touché alors adolescent, et je voulais le faire perdurer. » Raphaël Pichon est un chef de musique vocale, de musique lyrique, mais aussi de projets qui « racontent ». Lui-même interprète au début de sa carrière, il vit la pratique chorale, le chant polyphonique et l’opéra comme des évidences. Raphaël Pichon est féru de partenariats organiques avec des équipes de mise en scène. Il recherche la rencontre spécifique, pour un projet dont la dramaturgie musicale pourra être en parfait écho avec la dramaturgie théâtrale. Il collabore notamment avec Katie Mitchell, mais aussi Romeo Castellucci, Simon McBurney, Jeanne Candel, Cyril Teste, Aurélien Bory, ou Silvia Costa.
Que ce soit pour des opéras du répertoire, comme La Flûte enchantée, Hippolyte et Aricie, Idoménée, Lakmé, ou pour des spectacles lyriques, choraux, orchestraux, dont la dramaturgie musicale est entièrement reconstituée, Raphaël Pichon met en lumière des correspondances, entre des œuvres, des artistes, des répertoires. Ainsi du projet scénique Trauernacht, un montage de récitatifs, d’airs et de chœurs extraits de plusieurs cantates de Johann Sebastian Bach et d’un motet de son oncle, Johann Christoph, ou encore du Requiem de Mozart mis en scène par Romeo Castellucci. Certaines productions révèlent des raretés, des pièces méconnues ou sous-estimées : dans Miranda, autour de Purcell, Raphaël Pichon explique être fasciné par « tout ce qui paraît traîner ici et là, qui ne s’apparente pas aux grands chefs-d’œuvre que l’histoire a retenus et qui pourtant recèle parfois des merveilles. » Le principe porte également ses fruits pour L’Autre Voyage, un montage de plusieurs passages des opéras inachevés de Schubert. Et quand les compositions ne se prêtent pas à une performance scénique, Raphaël Pichon en imagine une version spatialisée qui décale l’expérience du concert : ainsi des Vêpres de la vierge de Monteverdi, une musique pensée pour circuler dans l’espace comme une longue procession.
Ces propositions artistiques fortes engendrent un renouvellement fécond des formes et des discours du répertoire historiquement informé et de la musique classique. Raphaël Pichon remet régulièrement en cause son approche des œuvres : une manière de privilégier l’expérimentation contre la construction de traditions d’interprétation figées. En cela, il s’inscrit dans la lignée des grandes figures du courant baroque : « nous avons la responsabilité de continuer la quête de curiosité de nos aînés. William Christie, Nikolaus Harnoncourt et d’autres avaient la sensation qu’un tas de répertoires étaient recroquevillés sur eux-mêmes, qu’ils ne pouvaient plus nous parler parce qu’ils étaient abordés d’une mauvaise façon. Ils se sont érigés contre cela, avec le pressentiment qu’il y avait un patrimoine fabuleux à redécouvrir. Si nous continuons uniquement à faire la même chose qu’eux, tout ça va mourir, et nous allons nous réenfermer dans une tradition ! Modestement, nous devons apporter notre pierre à l’édifice, tenter d’ouvrir de nouveaux répertoires, mais aussi de nouvelles façons de les exprimer. »
Face au défi de la transformation des pratiques et des publics, Raphaël Pichon appelle à une « contre-réforme » pour interroger les récits de la musique classique, les modalités de transmission du répertoire et les formes que prennent les manifestations : « comment raconter une histoire avec nos programmes de concert ou nos enregistrements ? Comment renouveler la forme du concert figée depuis presque deux cents ans ? Comment dialoguer avec d’autres disciplines artistiques et d’autres esthétiques ? » Il s’agit de battre en brèche une idée reçue ou une image toute faite pour « comprendre que la musique classique n’a rien de raisonnable ». Dans cette optique, Raphaël Pichon fonde au milieu de la pandémie le festival Pulsations en région bordelaise. Un événement dont la vocation est de croiser les médiums dans des lieux insolites, comme une immense halle industrielle. C’est le cas du Requiem allemand de Brahms, un « concert scénique et déambulatoire » donné dans une base sous-marine. « Pulsations est une promesse : un espace de liberté où les musiques et les créations s’entremêlent autour du répertoire classique sans frontières ni codes préétablis, dans des espaces souvent inattendus. » Les formes y sont plus intimistes, ou tout à fait décalées, avec en ligne de mire le renouvellement de l’expérience et des publics invités.
La Symphonie n°9 comme fil rouge
Monter la Symphonie n° 9 de Beethoven avec les étudiants et étudiantes du Conservatoire de Paris relève là aussi d’une filiation et d’un projet hors norme. Raphaël Pichon a récemment travaillé sur des répertoires proches lors de deux productions à l’Opéra-Comique : Fidelio et L’Autre Voyage. L’unique opéra de Beethoven et sa dernière symphonie se rejoignent par de nombreux paramètres historiques, esthétiques et thématiques. La Symphonie n° 9 est monumentale, par sa forme et par son effectif ; elle porte le genre à un niveau paroxystique, de la même manière que Fidelio décale les codes de l’opéra. Dans les deux cas, Beethoven dépasse les frontières traditionnellement établies : la Symphonie n° 9 marque par sa durée globale, par le développement de chacun de ses mouvements, par la présence des voix dans son finale et par le mélange des genres qu’elle initie.
Écrite entre 1822 et 1824, la partition voit le jour après plusieurs décennies de réflexion. Certaines de ses thématiques cheminent au cœur des valeurs beethovéniennes depuis son séjour à Bonn où il vit de plein fouet le choc de la Révolution française. Dès son arrivée à Vienne en 1792, le compositeur porte en lui les idéaux de la philosophie des Lumières et, dès cette année-là, il envisage de mettre en musique le poème An die Freude de Schiller qui sera utilisé pour le dernier mouvement. En cela, la Symphonie n° 9 se rapproche des thèmes de Fidelio, notamment de son finale, lorsque le chœur glorifie des concepts chers au musicien : la liberté, la fraternité, l’amour. C’est en partie pour cela que, depuis sa création, la Symphonie n° 9 est devenue un repère indépassable des sociétés occidentales, jusqu’à se faire l’emblème de l’Europe avec son Hymne à la joie.
Elle incarne les valeurs européennes et fonctionne comme un symbole puissamment ancré dans nos imaginaires. C’est dans cette veine que le chef d’orchestre Raphaël Pichon souhaite travailler : transformer le concert de la Symphonie n° 9 en un manifeste de la fraternité et de l’amour universel, un cri de ralliement pour la liberté, pour l’espoir, pour l’avenir. L’artiste insiste en particulier sur la lente maturation parallèle de la musique et du texte pour le mouvement de l’Ode à la joie : ce long cheminement de Beethoven ne fait que renforcer la profondeur de leur réunion dans ce projet grandiose, celui d’une symphonie avec chœur, donnant naissance à l’ultime trésor du compositeur, à l’une des plus grandes pages de l’histoire de la musique et à l’un de nos monuments culturels.
Raphaëlle Blin
Hymne à la joieSamedi 5 octobre 2024 à 20h |
Photo Raphaël Pichon © Piergab