Ce que j'ai appris en participant à une tournée verte
Mis à jour le 26 septembre 2023
Vous êtes-vous déjà demandé, en triant vos déchets, si ce geste avait vraiment une incidence sur l’avenir de la planète ? Vous êtes-vous déjà laissé·e aller au « de toute façon c’est pas ça qui va faire la différence » ? Vous êtes-vous interrogé·e, en tant que représentant·e d’une génération à qui l’on a martelé depuis l’enfance que la survie de la planète dépendait d’elle, comment vous pouviez changer quoi que ce soit à votre échelle ? Étudiante en dernière année de master en chant lyrique, Marion Vergez-Pascal a participé la saison dernière à un projet fou de la classe de musique de chambre : une tournée verte à l’international avec pour objectif de limiter son empreinte carbone. Ouvrant pour nous son journal de bord, elle revient sur ce qu’elle a appris au cours de cette expérience hors norme.
Je m’appelle Marion Vergez-Pascal, je suis étudiante en dernière année de master au Conservatoire en chant lyrique. Je fais partie de cette génération très sensibilisée aux questions écologiques, et pour qui la responsabilité écologique de changer la donne est devenue une réelle source de préoccupation et de questionnements. J’ai grandi comme beaucoup avec l’injonction « l’avenir de la planète est entre vos mains ». Je m’efforce de trier mes déchets, je fais mes courses dans des magasins bios et anti-gaspi, je ne mange pratiquement plus de viande, et me fais violence pour résister à la fast fashion. Mais je suis aussi la première à ne pas hésiter à prendre l’avion si une audition m’oblige à être à Salzbourg dans des délais très courts, je suis addict à l’application The Bradery, j’ai tendance à rester un peu trop longtemps sous la douche les soirs d’hiver tout en culpabilisant, et oui, j’achète trop régulièrement les grandes bouteilles d’eau pétillante en plastique à la cafétéria du Conservatoire.
Je fais aussi partie de cette tranche de population qui questionne l’impact réel des petits gestes « écolos » du quotidien pour opérer un réel changement à l’échelle planétaire, quand les décideurs politiques ne semblent pas vouloir / pouvoir considérer des mesures drastiques afin d’opérer un réel changement pour la survie de la planète. Même en tant qu’artiste portant une grande attention à la relation de l’humanité avec la nature, j’ai du mal à prendre une position concrète pour délivrer un message engagé en tant que chanteuse, alors même que mon mode de vie professionnel, à savoir mes déplacements fréquents pour les auditions ou concerts, a pour conséquence une empreinte carbone que j’imagine bien supérieure à la moyenne. Je me retrouve donc souvent dans un dilemme entre ma volonté de bien faire et ma mauvaise conscience lorsque la réalité concrète de mon métier me rattrape.
En novembre 2022, par le biais de la classe de musique de chambre d’Anne Le Bozec, j’ai eu l’opportunité de participer à un concept un peu fou qui allait me réconcilier avec ce fameux dilemme. Je ne sais pas si le concept de tournée verte existe déjà, mais je pense pouvoir qualifier l’expérience comme telle.
OPEN YOUR EYES AND TELL ME WHAT YOU SEE. Cette performance pour 4 pianistes et 8 chanteur·ses constituait un récital engagé avec un corpus de pièces du répertoire de la mélodie et du lied et des poèmes. Ces textes et ces morceaux, en anglais, français, allemand ou gaélique, avaient été soigneusement choisis et répartis entre chacun d’entre nous et abordaient les différents enjeux écologiques tels que le réchauffement climatique, la pollution des océans ou encore la déforestation. La tournée, pensée et organisée par le pianiste anglais Iain Burnside, impliquait des étudiant·es pianistes et chanteur·ses de la Guildhall School of Music de Londres, de la Hochschule de Salzbourg et de la Royal Irish Academy.
Après une première semaine de résidence à Dublin avec les autres étudiant·es et sous la tutelle de Iain Burnside, nous avions pour mission de donner notre récital écologique et de délivrer notre message engagé lors de plusieurs concerts dans les villes de Dublin, Londres, Paris et Salzbourg. Grand concept de cette tournée verte : l’adéquation du message de fond avec sa forme, à savoir la tentative de mettre en pratique un déplacement de groupe plus vertueux en termes d’empreinte carbone, ce qui signifiait que les trajets en avion étaient bannis pour rejoindre les villes. Train, ferry et bus de rigueur. Nous nous -faisions donc messagers à la fois par la performance que nous avions construite autour des enjeux écologiques, mais aussi en attirant l’attention sur l’exemplarité de notre mode de déplacement. J’aimerais partager ici quelques réflexions et vous livrer mon témoignage sur cette expérience.
La tournée était conçue comme un déplacement le plus vertueux possible en termes d’empreinte carbone et de mode de fonctionnement, ce qui impliquait plusieurs aspects :
- Trajets en avion bannis, pour réduire l’empreinte carbone. Imaginez ainsi une tournée de deux semaines (dont une semaine de résidence) dans quatre villes (Dublin, Londres, Paris puis Salzbourg), quelque 2 600 km de trajet global (sans compter le retour ) et… l’équivalent de 4 jours entiers de voyage au total pour atteindre les lieux de concert. Il s’agissait d’un vrai défi en termes d’endurance et de fatigue physique puisque les jours off étaient destinés à voyager vers la prochaine destination.
- Le dress code de concert se voulait aussi éthique et responsable : les vêtements de seconde main, textiles recyclés ou -écocertifiés étaient privilégiés.
- Les partitions papier étaient bannies pour les pianistes, qui jouaient sur tablette électronique.
Cette exigence a donné lieu à un débat questionnant le fait de savoir s’il était plus écologique d’imprimer des partitions ou d’utiliser des tablettes. Déforestation versus pollution numérique : que choisir ?
L’idée de ne pas prendre l’avion pour faire une tournée aux quatre coins du continent européen me semblait honnêtement très ambitieuse car pour tout·e chanteur·se normalement constitué, le fait de devoir être physiquement et physiologiquement apte à tenir le coup vocalement pour assurer des concerts en cumulant des journées entières de voyage et des alternances de chaud et froid dans les transports relève du défi. Cependant, cette expérience a permis au groupe d’avoir des réflexions qui ne nous auraient certainement pas traversé l’esprit dans un autre contexte. Je pense au trajet effectué notamment entre Dublin et Londres à bord d’un ferry gigantesque, suivi d’un trajet de 6 heures en bus qui avait suscité un débat entre nous à propos de l’empreinte carbone. Pour la petite anecdote, il s’avère que le ferry Ulysses, qui nous transportait, utilise 18 tonnes de diesel pour faire le trajet Dublin-Holyhead, et sa capacité est d’environ 2 000 personnes. Or, ce jour-là, il était rempli à environ 10 % de sa capacité maximale (environ 200 personnes). Le fait qu’il soit si peu rempli nous a interrogés sur le bien-fondé de notre stratégie écologique en termes d’émission de CO2 sur ce trajet. En divisant l’émission globale du ferry par le nombre de passagers ce jour-là, il est apparu que l’empreinte carbone de chacun pour ce trajet était de 241 kg par personne, alors qu’en avion elle aurait été de 145 kg.
Prise de conscience collective qui n’a pas changé grand-chose sur le moment, mais prise de conscience tout de même, et qui a induit une réflexion sur la seule solution viable d’organiser des tournées plus locales à défaut de pouvoir faire mieux en termes d’empreinte carbone.
En ce qui concerne le programme des œuvres du concert, j’avoue avoir eu quelques réserves initiales sur le fait de transposer les problématiques écologiques modernes sur des poèmes de lieder et de mélodies datant du XIXe ou XXe siècle dépourvus de toute considération de ce genre… Peut-on évoquer la déforestation avec une mélodie de Fauré sur les arbres ? Quid d’évoquer le dérèglement climatique sur le poème d’amour Le Temps des lilas mis en musique par Chausson ? Peut-on transposer les problématiques de la famine dans le monde et l’épuisement des réserves d’eau sur Le Chant de la terre de Mahler ? Ma réponse fut oui après le premier filage, et je trouve que le prisme par lequel les pièces du programme étaient abordées était extrêmement efficace. J’irais même jusqu’à dire qu’à titre personnel, je chanterai toujours Le Temps des lilas de Chausson en le nourrissant de la puissance du sous-texte « Open Your Eyes », évoquant le dérèglement climatique et la fin des saisons.
La performance était introduite et conclue par un poème de Nick Drake – From the Future – s’adressant directement au public. Ces mots résonnent souvent en moi car ils résument l’aventure vécue dans cette tournée, et m’apaisent lorsque je questionne ma responsabilité pour faire changer les choses à mon échelle, sans mauvaise conscience ni défaitisme. Quelle pourrait être ma légitimité en tant qu’artiste à défendre un programme avec un message fort et engagé sans verser dans la moralisation ou la prise à partie culpabilisante et hypocrite ? La performance Open Your Eyes and Tell Me What You See, sa dimension immersive pour les artistes et inclusive vis-à-vis du public, prend sens dans une certaine tendresse de regard sur l’humanité et nous lie, public et artistes, dans une responsabilité commune pour faire changer les choses, tous ensemble.
Marion Vergez-Pascal