Brooklyn Connections
Mis à jour le 12 mars 2025
Figure de proue de l’avant-garde new-yorkaise depuis son installation à Brooklyn à la fin des années 2000, la saxophoniste et compositrice allemande Ingrid Laubrock se présente comme une artiste de l’« entre-deux mondes » – proposant sa musique à la fois comme l’espace et l’outil d’un dialogue toujours « réengagé » entre l’Europe et l’Amérique, l’improvisation et la composition, la tradition et la modernité.
C’est en partant s’installer à Londres à l’orée de ses vingt ans qu’Ingrid Laubrock, née en 1970 à Stadtlohn à la frontière entre l’Allemagne et les Pays-Bas, a véritablement commencé de consacrer sa vie à la musique. Bien décidée à parfaire une éducation musicale jusqu’alors sagement académique pour s’aventurer du côté du jazz, elle s’inscrit une année à la Guildhall School of Music and Drama, prend une série de cours particuliers de saxophone auprès de grands maîtres du jazz britannique (Jean Toussaint, Stan Sulzmann) et commence de multiplier les rencontres et les occasions de jouer. C’est au cours de cette période d’apprentissage tous azimuts qu’elle trouve l’opportunité de participer à ses premiers enregistrements, en compagnie de la chanteuse Mônica Vasconcelos au sein du quartet Nóis 4 puis, toujours sous influence brésilienne, pour la première fois sous son propre nom avec l’album Who Is It? Pour autant Ingrid Laubrock n’a pas encore trouvé sa voix, elle le sait, et c’est en commençant de fréquenter assidûment le collectif d’artistes pluridisciplinaires F-ire (Fellowship for Integrated Rhythmic Expression), vivier d’une nouvelle scène définitivement hybride et expérimentale, que peu à peu la jeune saxophoniste, aux côtés de musiciens comme Sebastian Rochford, Tom Skinner ou encore Liam Noble, se met à explorer des formes plus modernistes et résolument ouvertes à l’improvisation. Son album Forensic, enregistré en 2003 à la tête d’un quintet à l’orchestration atypique, puis ses deux disques en collaboration avec le pianiste Liam Noble, Let’s Call This… en 2004 (avec Rochford sur quelques plages) et Sleepthief deux ans plus tard (avec cette fois Tom Rainey à la batterie) attestent avec éclat de cette (r)évolution en cours.
L’impulsion de sa rencontre, autant musicale qu’amoureuse, avec Tom Rainey est suffisamment décisive pour inciter la jeune saxophoniste à tenter l’aventure américaine. À l’été 2008, Ingrid Laubrock part s’installer à Brooklyn et ouvre un nouveau chapitre de son histoire. Sous l’impulsion de son compagnon, batteur majeur de la scène new-yorkaise qui l’intègre aussitôt à sa nouvelle formation (un trio avec la guitariste Mary Halvorson), Ingrid rencontre les principaux représentants de la nébuleuse joyeusement cosmopolite de musicien·nes avant-gardistes installée à Brooklyn et commence très vite à multiplier les collaborations et à initier ses propres projets. Ce seront les trios d’improvisation libre Paradoxical Frog (avec la pianiste canadienne Kris Davis et le batteur Tyshawn Sorey) et Sleepthief (avec Liam Noble et Tom Rainey) ; et surtout le quintet Anti-House réunissant autour de ses saxophones ténor et soprano la guitariste Mary Halvorson, Kris Davis au piano, John Hébert à la contrebasse et Tom Rainey à la batterie – véritable petit laboratoire qui en quelques années et l’espace de trois albums majeurs (Anti-House, Strong Place et Roulette of the Cradle) posera les bases d’une musique hypercontemporaine, à la fois abstraite et sensualiste, frayant aux confins du jazz, de la free music d’inspiration européenne, de la musique contemporaine et du post-rock.
Devenue l’une des figures les plus emblématiques de ce nouveau son avant-gardiste « made in Brooklyn », Ingrid Laubrock, tout en inscrivant sur le long terme sa collaboration avec son mari Tom Rainey au sein d’un duo admirable de complicité et d’inventivité toujours renouvelée (And Other Desert Towns, Buoyancy, Utter…), multiplie dès lors les collaborations (Tim Berne, Stephan Crump, Cory Smythe, Sylvie Courvoisier…), développant pour son compte un langage toujours plus syncrétique à travers l’exploration de différents types d’orchestration. Enregistré en 2016, l’album Serpentines est à ce titre une œuvre charnière. À la tête d’un septet à l’instrumentation particulièrement originale associant Peter Evans à la trompette, Craig Taborn au piano, Dan Peck au tuba, Tyshawn Sorey à la batterie, la musicienne japonaise Miya Masaoka au koto et Sam Pluta aux effets électroniques, Ingrid Laubrock franchit là incontestablement une étape dans sa façon de brasser les genres et de mêler, en un langage hybride toujours plus complexe, sonorités acoustiques et électroniques.
Mais c’est avec son œuvre suivante, Contemporary Chaos Practice, parue en 2018 sur le label suisse Intakt, qu’Ingrid Laubrock va véritablement révéler des ambitions et des talents de compositrice hors normes et insensiblement changer de dimension. Elle y réunit deux vastes pièces (Contemporary Chaos Practice et Vogelfrei) et met en scène, dans le cadre très structuré de larges ensembles aux orchestrations hybrides relevant dans leurs associations de timbres beaucoup plus du domaine contemporain que de l’orchestre de jazz, une série d’improvisateur·rices placé·es en position de soliste (Mary Halvorson, Kris Davis, Nate Wooley…).
Sous l’influence avouée de grand·es musicien·nes afro-américains comme Muhal Richard Abrams, Henry Threadgill ou encore Anthony Braxton, mais aussi de compositeur·rices aussi diver·ses que György Ligeti, Witold Lutoslawski, Sofia Goubaïdoulina ou Morton Feldman, Ingrid Laubrock y développe un univers sonore féérique, à la fois d’une formidable densité de formes et de matières et d’une extraordinaire fluidité dans la façon d’articuler parties écrites et improvisées, rigueur formelle et spontanéité expressive. Le succès d’estime qui accompagne la sortie de ce disque (le New York Times allant jusqu’à élire la pièce Vogelfrei parmi les 25 meilleurs morceaux « classiques » de l’année 2018) encourage Ingrid Laubrock à poursuive son travail dans cette direction et à faire paraître en 2020 l’album Dreamt Twice, Twice Dreamt.
Dans cette vaste composition bicéphale constituée de deux parties en miroir (l’une pour orchestre de chambre et solistes, l’autre pour petite formation), la musicienne innove encore en élaborant son langage et ses processus compositionnels à partir des principes de glissements associatifs propres aux rêves. D’abord conçus pour petite formation (le trio constitué par Ingrid Laubrock aux saxophones, Cory Smythe aux claviers et Sam Pluta aux effets électroniques assurant la continuité entre les deux formules instrumentales), les différents mouvements de la suite orchestrale offrent un tout autre regard sur le même matériau thématique, par effets de zoom sur quelques détails et autres modifications subtiles de perspective. Dans les deux cas, la façon virtuose avec laquelle Laubrock aborde et résout les enjeux compositionnels complexes portant sur la continuité organique entre parties écrites et improvisées, impressionne et confirme son nouveau statut de compositrice.
Sans pour autant renoncer à son amour pour les petites formes improvisées, à travers notamment l’enregistrement d’une série de disques en duo avec quelques pianistes majeur·es parmi ses ami·es (Aki Takase, Kris Davis, Andy Milne) et la continuation de son association au long cours avec Tom Rainey – en duo (Stir Crazy Episodes, Counterfeit Mars), trio (No Es La Playa avec le contrebassiste Brandon Lopez) ou quartet (Tism avec Sylvie Courvoisier et Mark Feldman ; All Set, avec Stéphane Payen et Chris Tordini) –, Ingrid Laubrock consacre désormais l’essentiel de son activité à explorer ces zones fécondes où formes composées et improvisation s’étayent, s’enrichissent et s’alimentent en process interactifs organiques hautement sophistiqués.
Deux de ses albums parus tout récemment, The Last Quiet Places et Monochromes, en sont de merveilleux exemples qui laissent présager des orientations que la saxophoniste entend donner à sa musique dans les années à venir. Que ce soit dans un registre plus volontiers jazz à la tête d’un sextet mettant particulièrement les cordes à l’honneur (Tomeka Reid au violoncelle, Brandon Seabrook à la guitare, Mazz Swift au violon et Michael Formanek à la contrebasse) ou dans le cadre plus expérimental d’une pièce conçue en couches successives d’enregistrements, agglomérant en collages savants un quartet composé de Laubrock, Jon Irabagon, Zeena Parkins et Tom Rainey, avec une série de solistes additionnels (Nate Wooley, Adam Matlock, JD Allen, David Breskin…) –, Ingrid Laubrock, en une poétique sophistiquée articulant de façon toujours plus personnelle des techniques et idiomatismes s’inscrivant dans la continuité d’une certaine « avant-garde » occidentale avec l’énergie et la spontanéité de l’improvisation, invente un univers hybride et volontiers paradoxal. Fondée sur tout un jeu de tensions contradictoires – entre puissance et retenue, énergie et fragilité, tumulte et douceur, impulsion gestuelle et cérébralité, sensualité et austérité – sa musique hypersensible agit comme un sismographe, enregistrant et traduisant en formes toujours mouvantes et évolutives une certaine forme d’instabilité identitaire féconde propre à notre monde globalisé dont la scène new-yorkaise s’avère en quelque sorte le reflet ou la métaphore la plus parlante.
Propos recueillis par Stéphane Ollivier
Concert jazz avec Ingrid Laubrock28 mars 2025 à 19h |