Back In Bach
Mis à jour le 15 décembre 2023
Nous fêtons Bach cette saison au Conservatoire. L’année 2024 marque le 300e anniversaire de la Passion selon saint Jean, représentée pour la première fois en 1724 à Leipzig. Le compositeur est à l’honneur et en majesté : au programme, l’Oratorio de Noël puis la Passion, dont nous interprétons des extraits en clôture d’une masterclasse, à l’occasion de la Journée européenne de la musique ancienne. Ces deux événements sont dirigés par Lionel Meunier de l’ensemble Vox Luminis. Grand spécialiste du Cantor, il nous fait le plaisir de succéder à Sébastien Daucé comme parrain du département de musique ancienne.
À l’occasion de cet anniversaire, on m’a proposé d’écrire sur Bach, sur la place qu’il occupe tant dans nos disciplines que dans mon parcours personnel. À vrai dire, il m’est difficile de mettre en mots ma relation avec Bach tant elle m’a toujours semblé naturelle. C’est une relation viscérale qui remonte à l’enfance, bien avant de connaître quoi que ce soit à la musique ancienne, à l’époque du Chœur d’enfants de Paris dont je suis issu. Plus tard, j’ai décroché mon premier emploi professionnel à la Chapelle royale de Philippe Herreweghe, qui était alors considérée comme l’un des meilleurs ensembles en la matière. Il y a pour moi une évidence à chanter cette musique. J’ai chanté Bach à travers le monde et, partout où je le chantais, j’étais à la maison. Il faut dire que Bach est omniprésent : l’érudition de sa musique n’a d’égale que son influence sur les compositeurs qui lui ont succédé et même sur la pop culture. 273 ans après sa mort, le compositeur vit encore à travers les films, les séries et les riffs des guitares électriques…
La Passion selon saint Jean, la première qu’il a écrite, est aussi la plus intime. Elle est dramaturgiquement plus ramassée que celle selon saint Matthieu qui fait montre d’une architecture impressionnante par sa composition pour double orchestre. Avec un effectif plus réduit, un Jésus qui, dans l’écriture musicale en recitativo secco, n’est pas traité différemment des autres protagonistes, la Passion selon saint Jean appelle un imaginaire filmique : ses vastes chœurs de turba semblent annoncer les scènes de foule et les visages grimaçants du cinéma expressionniste allemand.
Depuis plus d’un demi-siècle, notre connaissance et notre imaginaire de la musique baroque en général et de Bach en particulier ont été bouleversés par ce qu’il est convenu d’appeler l’interprétation historiquement informée. On date de la seconde moitié du XXe siècle le développement de ce mouvement qui, par un retour aux sources historiques, entendait éclairer et nourrir l’interprétation musicale des œuvres anciennes. En réalité, pour saisir les prémisses de cette démarche philologique, il faudrait remonter aux débuts du XXe siècle et aux expériences menées, avec les moyens du bord, par l’infatigable défricheur Arnold Dolmetsch ou les moins anecdotiques Saint-Saëns et Bordes, voire plus tôt encore, à l’époque où Mendelssohn se démena pour ressusciter la Passion selon saint Matthieu.
Il faut dire que cette tendance à jouer le répertoire du passé – qui occupe aujourd’hui le plus clair de notre temps – est somme toute récente à l’échelle de l’histoire de la musique occidentale : elle date du XXe siècle, période avant laquelle l’essentiel des concerts était dédié aux œuvres contemporaines.
À partir des années 1960, ce retour aux sources a donné lieu à ce qu’on a appelé la révolution baroque. Musicien·nes et musicologues qui s’étaient jusqu’alors regardé·es en chiens de faïence ont décidé de réfléchir ensemble aux conditions dans lesquelles était donnée la musique ancienne à l’époque de sa création. Il s’agissait de réagir à un certain académisme qui faisait jouer les œuvres en question par des orchestres massifs, des instruments inadaptés et des chœurs imposants : une esthétique romantique, fort éloignée de la rhétorique baroque. Les figures tutélaires de cette révolution avaient pour noms Gustav Leonhardt ou Nikolaus Harnoncourt. Ils ont été suivis par Philippe Herreweghe, John Eliot Gardiner, Jordi Savall, Jean-Claude Malgoire et William Christie qui, parallèlement au développement du disque, ont donné à cette musique un essor populaire.
Il faut se réjouir qu’aujourd’hui, une nouvelle génération de chef·fes d’orchestre ait repris le flambeau et s’empare de la musique baroque avec un positionnement décomplexé qui lui permet d’aborder certaines questions délaissées par ses aînés. Dans le cas de Bach, je pense notamment à la question de l’ornementation, restée longtemps taboue. La lecture rigoriste d’un Leonhardt était incompatible avec un da capo fleuri. Pourtant, en choisissant cette forme très en vogue à l’époque, le Cantor avait parfaitement conscience de la liberté qu’elle offrait à l’interprète. Longtemps le nom de Bach a été synonyme d’une certaine austérité. On se plaisait à l’opposer au style hyper-ornementé d’un Vivaldi, oubliant un peu vite que Bach était un grand admirateur du compositeur des Quatre saisons, dont il avait transcrit plusieurs pièces.
Notre but pédagogique n’est, à mon sens, pas la recherche et la transmission d’une vérité dont nous savons qu’elle est illusoire, mais de donner à nos étudiant·es des savoirs qui leur permettent de se forger leur propre opinion, d’étayer leurs choix et de prendre des décisions en conscience. Dans un musée des beaux-arts, on trouve des peintures et des sculptures qui ne laissent aucun doute sur la pratique artistique. Dans un musée de la musique, a contrario, on trouve des instruments, des traités et des partitions mais pas de musique (ou alors enregistrée récemment) : rien qui nous permette de nous forger un avis définitif sur le son d’une époque.
Il est amusant que la date du 21 mars – choisie pour la Journée européenne de la musique ancienne – ait longtemps passé pour être le jour de la naissance de Bach : une idée battue en brèche lorsqu’on s’est aperçu qu’à l’époque du compositeur, l’Allemagne utilisait encore le calendrier julien. Le terme même de musique baroque n’a rien d’historique, il avait même plutôt un sens péjoratif. Ce n’est que dans les années 1950 que cet adjectif a qualifié une période particulière de la musique classique. De telles approximations nous rappellent à une certaine humilité : ceux qui pratiquent l’interprétation historiquement informée savent que les hypothèses érigées aujourd’hui seront questionnées demain. Une séquence que l’on peut visionner sur YouTube montre le claveciniste Scott Ross donnant une masterclasse en 1985 au Château d’Assas. Interrogé sur cette question de la vérité historique, il a cette réponse : « Il y a une considération philosophique qui s’impose, à savoir que nous pensons aujourd’hui que nous sommes proches de la vérité d’une bonne interprétation de la musique ancienne, mais nous nous leurrons complètement parce que dans vingt ans ce sera complètement autre chose. » Et puisqu’il est ici question de Passion, on se souvient de la réponse que fit Pilate à Jésus qui lui disait venir au monde pour témoigner de la vérité : « Qu’est-ce que la vérité ? »
Approcher l’événement sans jamais le toucher. C’est avec cette idée en tête que nous avons proposé à l’écrivain Frédéric Vossier de porter – le temps d’un texte – la voix du compositeur : Bach au crépuscule de sa vie, Bach sur son lit de mort, Bach face à l’éternité, Bach dont la voix se décompose et se recompose au rythme de sa musique…
Pascal Bertin
tRÜBSaL
le cœur et la bouche et les actes et la vie dimanche reviens boire et reviens manger pour écouter ce qui dimanche reviens toujours toujours dans les actes reviens jouer et reviens écouter visiter Jésus demeure ma joie demeure seul reviens incruste flamme dans le vent la joie demeure le cœur et la bouche au secours de notre faiblesse toutes ces langues le feu les flammes qui se répandent
ô feu éternel, ô principe de l’amour
parle à notre cœur
répand le goût de la discipline le goût de l’organisation et la tendresse du cœur
retiens imprègne pénètre reprends rejoue refais
reprends souffle organise répand la vaste organisation du souffle l’organisation de la joie dans le souffle
ouvre la bouche le souffle de dieu prends la bouche et la vie ouvre la vie et joue les actes incruste pénètre tournoie flammes et bûcher brûlent dans l’horizon joie qui commande tristesse qui joue toujours la tristesse
ouvre la bouche et le serpent glisse et écrase le serpent la joie dans le tournoiement et les boucles
soufflement et mouvement eau qui coule indéfiniment cours d’eau partout glissement d’eau source et le déferlement des boucles ouvre les actes et chante
dimanche et les actes et descente de croix
attente de la mort jours de mort mourir grandir partir
champ et prairie quand la mort quand les forêts quand remplies sang sur feuilles corps perdus broussailles et morceaux têtes mortes cours dans les forêts
il faut arriver et chanter traverser les forêts
jouer écouter dieu est mon roi
des profondeurs du cœur je crie vers toi seigneur
le cœur et la mort les actes descends dans les actes le père
la tristesse de l’essoufflement la mort le père
et la mère les enfants la femme et la guerre la mort la prolifération le cœur et l’obscurité et les actes dimanche la guerre
qui peut oublier la guerre qui peut oublier le père
n’oublie pas la gloire reste dans la gloire
lumière
cœur et bouche bouche ouvre serpent et écrase le serpent qui glisse
glissement forêt clairière
ouvre traverser forêt et montagne rivières et fleuve boue et rocher et givre villages et paysages campagnes et prairies
bénir le ciel les étoiles les nuages bénir la paix les peuples l’amour vivre d’amour que rien ne désunisse l’amour si on entend chanter les veilleurs
réveillez-vous
champ et prairie forêt corps d’armée corps perdus arbres feuilles branches bêtes manger gloire et perte et ouvre cœur et bouche et ouvre grand et clame et chante les actes et la vie perds-toi dans les actes et la vie et la bouche et le cœur dimanche vivre dans les flammes abaissement circulation visitation honneur péché vivre
pèche largement mais crois plus largement encore
fugacité et vie et docilité à dieu la foi enferme-toi dans la foi et dans la musique
résurrection
face à la peur se sauver sauve-toi cours si le seigneur n’avait pas été avec nous sauve-toi
peur des forêts des morts des cris et des hurlements des membres souffrants des soldats du sang la guerre
corps blessé et sang versé
la faim et les loups les campagnes les massacres et les pillages les paysans
le christ gît dans les liens de mort
berceuse berce actes et vie berce cœur flamme toujours avec clarté
entre dans la clarté
les pauvres ramassent branches, feuilles et brindilles ramassent dans l’obscurité
voix des forêts où berce toujours berce le murmure de la pauvreté de la guerre et de la marche et le vent qui gronde tumulte
marcher dans la forêt je veux veiller près de mon jésus je veux vouloir il faut vouloir il faut protester affirmer vouloir l’organisation chantée de la joie chanter la force de conviction aimer parler au nom de sa conscience il faut vouloir le bon règlement l’harmonie vouloir ordre mesure étendue
puissance et intériorité vouloir et conscience
gloire de dieu
croire et espérer tournoiement infini de l’ordre de la mesure et de l’étendue
dieu
gémissez enfants, gémissez dans le monde entier
je veux entrer dans le corps du christ et y rester
christ avec membres meurtris désunis sang et blessures membres défaits et bouche et yeux et larmes et implorations croix chemin de croix
membres réunis qui sauvent par le sang le souffle du sang la musique qui tourne les boucles de sang qui tournent le mouvement des boucles le mouvement réglé ne pas perdre le règlement ne pas se perdre
chemin de campagne de forêt terre et oiseaux et chant dans les branches et chant d’amour et chant de gloire chant des eaux des cours
les cours d’eau apprécie ton bonheur le bonheur d’un cours réglé
vistule danube elbe pleisse
ondulez au gré de vos jeux, ô vagues
fleuves venez jusqu’ici croisez-vous pays mêlez-vous perdez-vous en christ unique en corps unique corps entier dans le monde entier entrer et ne plus sortir
que la vie soit aussi douce et délicate que le fruit des amandiers
le temps qui fait les jours et les années
mon cœur nage dans le sang
taisez-vous, ne parlez pas
j’en ai assez
viens douce heure de la mort
Frédéric Vossier
Frédéric Vossier est docteur en philosophie politique et auteur dramatique. Ses textes sont publiés aux Solitaires Intempestifs. Il a été conseiller artistique au Théâtre national de Strasbourg sous la direction de Stanislas Nordey et a dirigé la revue de création et de réflexion Parages.
Oratorio de NoëlEglise Saint-Eustache, Paris Coproduction Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris, Musique Sacrée à Notre-Dame de Paris, en partenariat avec le Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Lyon et la Royal Academy of Music. |