1 seconde avant le BIG BANG
Mis à jour le 14 mars 2023
Saison 2022-2023, Ce qui est en partage
Il y a trois portes au Conservatoire : la première, située sur l’avenue Jean-Jaurès, est l’entrée principale que passent chaque jour nos quelque 2 000 étudiant·es, professeur ·es et agent·es administratif·ves.
La deuxième, sur le côté du bâtiment qui ouvre sur le parc de La Villette, est la sortie des artistes qu’ils et elles empruntent chaque soir à l’issue des répétitions et des spectacles. Car c’est l’une des spécificités de notre maison que de réunir sous un même toit formation et création, d’être à la pointe de la recherche internationale en musique et en danse tout en proposant une saison riche de 350 événements artistiques entièrement gratuits. Dans cette circulation, dans ce mouvement quotidien qui voit entrer des étudiant·es et sortir des artistes, je perçois le sens même de notre mission : accompagner les étudiant·es, leur offrir pour quelques années un cocon privilégié au sein duquel ils et elles peuvent grandir et se développer pour devenir les artistes qu’ils et elles sont.
Loin d’exclure l’exigence ni l’excellence, la gratuité est une invitation doublée d’une promesse : promesse d’ouverture à tous les publics, invitation pour ces jeunes artistes à l’expérimentation, à la prise de risque, à l’acceptation des doutes et des questionnements qui les animent aujourd’hui et qui se mueront demain en leur plus grande force.
Demain, le talent de ces artistes éclatera au grand jour, ils et elles se répandront dans toutes les directions de l’espace pour se produire sur les scènes les plus prestigieuses du monde. Pour l’heure, ils et elles sont déjà ici, tout comme l’univers, l’instant d’avant le Big Bang, est concentré en un point. La saison que nous vous présentons se situe l’instant d’avant ce Big Bang artistique.
La troisième porte est l’entrée du public que franchissent les spectateur·rices pour venir assister aux spectacles : j’aime à penser que cette lente maturation, cette mystérieuse alchimie qui transforme les étudiant·es en artistes accompli·es, nécessite le concours du public. Comme l’affirme le philosophe Jacques Rancière, créer ne saurait se réduire à la transmission d’un message, pas plus qu’apprendre, à la reproduction d’un savoir. Il se joue dans ces actes singuliers quelque chose d’inédit et d’inouï qui nous modifie profondément.
Le public est un agent essentiel de la création : son travail actif d’interprétation contribue à la réalisation même de l’œuvre d’art.
En avril dernier, le classement mondial du QS Performing Arts a distingué notre Conservatoire au quatrième rang des meilleures écoles d’art du spectacle. Ce résultat nous honore et nous encourage à poursuivre notre action sans pour autant nous aveugler.
Dans l’article qu’elle consacre aux noms des salles du Conservatoire, la sociomusicologue Hyacinthe Ravet pose la question de la frontière entre l’intérieur et l’extérieur de l’institution. Sans doute la plus grande qualité d’une maison comme la nôtre est-elle aussi son principal danger : se suffire à soi-même, fonctionner en vase clos, fabriquant ses propres artistes et son propre public. Ainsi l’autrice Penda Diouf explique avoir vécu 14 ans dans le quartier du Conservatoire sans jamais oser en franchir le seuil. C’est pourquoi – outre accueillir et accompagner au mieux nos étudiant·es et notre public – il est nécessaire de nous demander comment guider celles et ceux qui passent devant le bâtiment sans en passer la porte. Comment guider ces passant·es – nous qui sommes des passeur·ses – pour leur permettre de trouver l’entrée qui leur correspond ? Comment ouvrir grand les portes pour que notre institution – selon l’expression de Penda Diouf – soit traversée par le monde ? Comment nous tenir au plus proche des enjeux sociétaux au moment même où la crise politique, économique, climatique et migratoire n’a de cesse de nous rappeler à quel point nous sommes interdépendant·es et interconnecté·es ?
L’art n’a rien d’un sanctuaire qui se tiendrait à l’écart du monde. Comme le suggère le performeur et vidéaste Guido van der Werve, dont nous reproduisons le travail dans ces pages, la musique et la danse font partie du monde et le percutent parfois de plein fouet.
C’est fort·es de cette conviction que nous vous présentons cette saison artistique, doublée de cette publication dans laquelle nous avons eu à cœur de réunir des voix d’artistes, de chercheur·ses, de journalistes, d’étudiant·es et de professeur·es pour penser aujourd’hui la création, l’héritage, la transmission. Parce qu’il est nécessaire d’ouvrir de nouveaux espaces à l’imaginaire, nous leur avons adjoint des photographes et des plasticien·nes. Chacune de ces voix est essentielle. Chacune de ces voix est libre. Ainsi, Penda Diouf encore, arpentant nos couloirs, confronte l’institution au miroir de Mick Kelly, personnage d’un roman de Carson McCullers, adolescente qui rêve d’être un jour cheffe d’orchestre sans que ses origines modestes ne lui permettent de réaliser son rêve… Dans le concert de ces voix que nous accueillons et qui s’ancrent profondément dans notre époque, nous n’avons pas cherché à taire les discordances : j’ai la conviction qu’il nous faut entendre les contradictions, intégrer au cœur de notre institution bicentenaire cet espace de liberté qui lui permette de continuer à évoluer.
Je songe souvent au décret du 14 juin 1946 qui a séparé le Conservatoire de Paris en deux entités distinctes : le Conservatoire d’Art Dramatique et le Conservatoire de Musique et de Danse. Sans doute, l’un des dangers, en les séparant du théâtre, est-il de priver la musique et la danse de ces outils irremplaçables que sont le texte, la parole et le récit. Nous savons que la crise qui frappe aujourd’hui le secteur culturel est également une crise des récits. Aussi avons-nous à cœur de dialoguer avec cette part manquante – dramaturges, metteur·ses en scène, toutes celles et tous ceux qui mettent en récit –, d’œuvrer pour que, par la musique et la danse, cette saison artistique contribue à inventer de nouveaux récits pour raconter notre monde.
Je remercie nos partenaires qui rendent ces projets possibles, au premier rang desquels la Cité de la musique - Philharmonie de Paris, la Maison de la radio et de la musique, l’Opéra national de Paris, l’Ensemble intercontemporain, la Grande Halle de la Villette, le CN D, Chaillot - Théâtre national de la danse, le Théâtre du Châtelet, le Festival d’Automne à Paris. J’adresse également toute ma reconnaissance aux mécènes et partenaires financiers pour leur confiance et leur fidèle soutien. C’est une responsabilité que d’écrire la suite d’une histoire commencée il y a plus de deux siècles. Je tiens à saluer l’engagement inconditionnel de celles et ceux – professeur·es, étudiant·es, agent·es – qui s’y dédient chaque jour et participent à cette aventure collective. Ensemble, nous avons rêvé et conçu cette saison. Puisse-t-elle toucher nos spectateur·rices fidèles comme celles et ceux qui n’ont jamais franchi nos portes.
Émilie Delorme, Directrice