Tout sur sa mère
Mis à jour le 27 février 2024
Au sortir de la Première Guerre mondiale, Ravel, alors âgé d’une quarantaine d’années, peine à sortir d’une longue période de stérilité créatrice. Ce n’est pas la première fois que le compositeur souffre du syndrome de la page blanche, mais la crise de 1917 est assurément la plus sérieuse. La cause est moins à chercher du côté de la Grande Guerre – dans laquelle il a tout fait pour s’engager malgré sa faible constitution – que de la mort de sa mère, survenue en janvier 1917. Marie Ravel, dont le portrait ornera bientôt le cabinet de travail de Montfort-l’Amaury, était à la fois sa muse et sa boussole : une vie en symbiose, sous le même toit. Sa disparition le plonge dans un état de sidération et d’abattement. Neurasthénie, comme on disait à l’époque. Si l’écriture de La Valse agit comme une catharsis exorcisant les horreurs de la guerre, c’est L’Enfant et les sortilèges qui, par sa longueur et sa densité, s’impose comme l’œuvre majeure des années 1920 : celle d’un compositeur devenu adulte malgré lui ?
Il y a dans cet opéra, sous les dehors d’une légèreté pseudo-enfantine, quelque chose qui a partie liée à l’autobiographie et qui se noue et se dénoue en profondeur. L’ensemble de ce conte initiatique converge vers le dernier mot de l’œuvre : « maman ! » Quant aux premiers mots, « J’ai pas envie de faire ma page », comment ne pas y entendre un écho à l’angoisse de la page blanche ? Lorsqu’il n’arrive pas à écrire, Ravel ruse. Tantôt il s’adonne à des travaux de transcription, qu’il s’agisse d’orchestrer la musique des autres – comme Tableaux d’une exposition de Moussorgski – ou sa propre musique. Tantôt il se réfugie dans l’exercice de style : écrire à la manière de… Or, c’est dans L’Enfant que culmine, chez lui, ce jeu avec les différents genres et styles de l’histoire de la musique. L’œuvre se présente en effet comme une suite de numéros dans l’esprit d’une revue. Chacun d’eux est sous-tendu par un modèle préexistant : pastorale, ragtime, air de folie, ronde infernale, opérette, etc. Comme l’enfant qui a envie de manger tous les gâteaux, de tirer la queue du chat et de couper celle de l’écureuil, Ravel est ce gamin surdoué et touche-à-tout, capable de se jouer de tous les styles musicaux… Avec cette spécificité : sa personnalité musicale est si forte qu’il a beau imiter et pasticher, son style reste reconnaissable entre mille.
Chez lui, le jeu du même et de l’autre ne cesse de fasciner. Dans une citation assez fameuse, Ravel déclare lui-même que L’Enfant et les sortilèges est un mélange très fondu de tous les styles de toutes les époques, de Bach jusqu’à… Ravel. En réalité, il faudrait remonter plus tôt encore : dès les premières notes se déploie une sorte d’organum parallèle avec deux hautbois, à la façon du plain-chant médiéval. Comme une mise en scène des origines de l’histoire de la musique. Ravel hérite du livret de Colette, mais il le colore de ses propres angoisses. C’est le cas de la séquence du petit vieillard incarnant l’arithmétique. Le compositeur détourne l’esprit de comptine du livret (millimètre, centimètre, décimètre…) pour en faire une vaste scène fantastique dans une tonalité qui devient très sombre et inquiétante. L’œuvre est bel et bien le réceptacle des terreurs enfantines, du désir enfoui, des inquiétudes et du désarroi le plus profond…
Emmanuel Reibel
DU PLUS PETIT AU PLUS GRAND
Pour Sandra Pocceschi et Giacomo Strada, invités à mettre en scène L’Enfant et les sortilèges, le défi est triple : retraverser, huit ans après l’avoir monté pour la première fois, la fantaisie lyrique de Ravel ; faire de tous côtés exercice de réduction, pour transformer une œuvre « à numéros » en une forme intimiste ; déplier avec les étudiant·es un poème qui, sous des allures enfantines, dissimule des trésors d’abstraction.
Avec sa vingtaine de rôles, ses parties chorales pléthoriques, ses changements de plateau incessants, sa partition en forme de patchwork et ses pastiches… réduire L’Enfant et les sortilèges semble un exercice d’équilibriste. Comment l’envisagez-vous ?
SANDRA
POCCESCHI
C’est histoire de ruses… Il y a en effet ici un défi intrinsèque à la forme. Didier Puntos s’est chargé de la réduction du matériel orchestral pour 4 instrumentistes (piano quatre mains, violoncelle et flûte) et 9 chanteur·ses. Tous les chœurs sont distribués entre les solistes. En réalité, la forme s’y prête bien, et si l’on réduit drastiquement l’effectif, on démultiplie la palette de chaque interprète. Notre idée est d’insuffler dans cette proposition un petit esprit de troupe qui permet à chacune et chacun de passer d’un rôle à un autre de manière jouante. Dans les différentes productions de ce format qui nous ont été confiées auparavant, par exemple par l’Opéra Studio de l’Opéra national du Rhin, nous avons vu combien le travail en effectif réduit provoque une vie d’équipe inédite : toutes et tous se solidarisent pour porter collectivement quelque chose au plateau, on fait corps pour créer un seul parcours. Esthétiquement, l’enjeu est encore plus large que cela. Pour une telle fantaisie féérique, les productions misent souvent sur les effets : gigantisme des objets, machinerie pour les changements de plateau, costumes extravagants, etc. En format réduit, il faut trouver des ruses. Loin d’être des limitations, elles deviennent de véritables partis pris dramaturgiques et tirent des fils dans des directions moins évidentes. Pour nous, c’est dans la dimension cauchemardesque de la fable que réside ce levier. Car bien que Colette et Ravel aient pu dire de cet ouvrage qu’il était totalement charmant, le livret porte néanmoins quelque chose de très cruel… En s’engageant dans une forme type comédie musicale, on s’éloigne parfois de cette cruauté. Devoir ruser pour travailler a minima en termes de format, préférer les petits vertiges aux grands éclats, cela resserre évidemment vers le contenu narratif de chaque scène, la dimension, disons, psychologique du propos, qui ne se trouve plus diluée dans une relation illustrative à la représentation. Cela nous permet donc de creuser le fil de l’abstraction qui était déjà présent dans notre création de 2015.
Car vous retrouvez ici l’œuvre qui a signé le début de votre collaboration en duo avec Giacomo Strada, dans le cadre d’Opéra Junior à Montpellier. Est-ce une force d’avoir une telle fréquentation de l’œuvre ?
SANDRA
POCCESCHI
L’aspect « revisitation » peut en réalité être inhibant. Huit années après, les choix se confirment-ils ? Le travail est lointain, le langage a évolué, même si certaines trajectoires prises en 2015 ont creusé leur sillon. Notre vision de l’ouvrage n’a pas radicalement changé, en revanche l’esthétique globale du projet sera nécessairement radicalement différente. Le cahier des charges et le contexte de production, qui sont à chaque fois uniques, sont ici à l’exact opposé. À Montpellier, il y avait jusqu’à 70 personnes au plateau et un grand orchestre. De fait, cette nouvelle production, qui volontairement se clôt sur quelque chose de très intimiste, observera une tout autre dynamique, à commencer par le choix de placer les instrumentistes au plateau et sans direction musicale. Pas question de proposer une réplique. Et ce n’est pas nécessairement plus simple de réattaquer un ouvrage avec lequel on a déjà connu toute une traversée… Certaines clés de lecture sont comme incorporées, les couches de travail ont eu le temps de se sédimenter, mais est-ce du temps gagné ? Je dirais donc que nous accueillons cette commande comme une forme de défi. Chaque œuvre est bien entendu toujours un challenge, qu’on la connaisse bien ou non, qu’elle soit un grand titre ou plus méconnue. Mais il s’agit pour nous ici d’une invitation plus rare : une invitation à se confronter à la fois au temps passé, aux sédimentations, et au désir de se renouveler. J’ai l’intuition que ce qui sera heuristique pour notre propre pratique de création, c’est cette opportunité de mesurer l’écart. Il n’est pas mesurable a priori, il le sera une fois le trajet accompli.
N’est-ce pas de la redistribution des parties chorales que l’on peut prévoir le plus grand écart de mise en scène ?
SANDRA
POCCESCHI
L’Enfant et les sortilèges est une œuvre régulièrement épinglée pour la force de ses parties chorales, sur laquelle repose la dynamique des tableaux, c’est vrai. La partition est entièrement bâtie sur la bascule entre l’intimité du familial de la première partie – la maison, où domine l’ennui et un enfermement bourgeois dans la matérialité des objets – et une seconde partie qui nous projette dans l’espace du jardin, une ouverture vers quelque chose d’à la fois beaucoup plus grand et plus peuplé, quelque chose qui fait monde. L’enjeu pour notre panel de 9 chanteur·ses est de parvenir à recréer ce contraste. S’il y a certes moins de dilatation qu’avec l’irruption d’une grande masse chorale, on peut quand même atteindre ce contraste dans le traitement de l’espace, la mobilité, pour donner une sensation d’ouverture. Nous n’oublions pas qu’à l’origine le projet confié à Colette était un ballet-féerie, cela infuse le travail tout entier. Ces animaux qui, chez Ravel, émergent d’une foule coassante pour se singulariser chacun leur tour à travers un face-à-face avec l’enfant feront peuple, mais par des numéros de passe-passe.
Un vrai travail de virtuosité pour les interprètes…
SANDRA
POCCESCHI
Oui, et l’enjeu spécifique de cette production pour les étudiant·es vient, je crois, de ce morcèlement des parcours dû aux opérations, aux apparitions et transformations. Hormis l’Enfant, que l’on interprète la Mère, la Libellule ou la Tasse chinoise, chacun·e aura un temps extrêmement bref pour passer d’un rôle à l’autre sans pouvoir développer une trajectoire de personnage dans la durée. Ici, pas d’air de bravoure de 5 minutes… Dans L’Enfant et les sortilèges, il faut briller en 40 secondes ou 2 minutes et passer au rôle suivant. Les interactions ou la dimension chorégraphique de chaque séquence doivent se déployer dans un temps record. Aborder un ouvrage du répertoire avec de jeunes professionnel·les qui n’ont que peu d’expérience scénique, c’est toujours avant tout une question de prise du plateau : intentions de jeu, couleurs musicales, physicalité, qualités d’échange avec ses partenaires. Mais pédagogiquement, l’ouvrage présente des problématiques d’incarnation plus rares : représenter des objets, des animaux, passer d’un état de corps à un autre, d’un rapport de groupe à un face-à-face, tout cela en un clin d’œil… 23 scènes en 45 minutes : c’est explosif ! Et ce n’est pas parce que la forme est courte que le temps de travail est divisé pour autant. Pour les instrumentistes, se connecter sans direction musicale et être positionné au plateau est également un apprentissage à part entière : imaginer de nouvelles logiques d’attaque en prenant un départ sur le souffle des chanteur·ses, c’est une autre forme d’écoute et d’attention, une nouvelle liberté et une grande responsabilité. Tout cela correspond à la marque de fabrique de notre duo, au fond. Giacomo Strada et moi-même signons ensemble la mise en scène, la scénographie et les costumes. Et si chaque production est véritablement le fruit d’une conception bicéphale, c’est parce que nous faisons travailler ensemble tous les éléments, à la recherche d’une homogénéité. Costumes, accessoires, décor, interprétation ne sont pas des pôles séparés mais interagissent de manière très intriquée pour servir une dramaturgie d’ensemble.
Cette dramaturgie poursuivra donc la lecture philosophique et psychanalytique de l’expérience initiatique de l’enfant, qui guidait votre production de 2015 ?
SANDRA
POCCESCHI
Oui, car le livret renvoie de manière évidente à la vie psychique de la petite enfance. L’Enfant et les sortilèges expose le parcours initiatique d’un jeune être qui fait l’expérience de l’altérité. Il traite de manière métaphorique une possible réparation face à la violence du monde et à la maltraitance, par la conscience de la vulnérabilité. La fable s’ouvre sur un enfant qui se sent privé de liberté, comme chosifié par sa mère (qui ne le nomme pas une fois). Puni et confronté à la frustration – ce fameux time-out que nos sociétés interrogent actuellement –, il éprouve un accès de rage qui provoque une bascule. À travers l’animation des objets de la maison, c’est la vie intérieure de l’enfant qui prend le premier plan : ses angoisses du rejet, de la persécution, son sentiment de culpabilité. On passe d’un contexte réaliste à un développement à la fois onirique et psychique. Il y a huit ans, nous avons donc choisi de lire les duos d’objets de la maison comme des formes de sublimation imaginaires du couple parental – des « imagimères », comme nous nous amusions à le dire. Face aux animaux (singuliers, cette fois), se joue ensuite l’apprentissage de l’empathie, de l’autonomie aussi. Pour découvrir la frontière entre lui et le monde et appréhender l’altérité dans ce qu’elle a de sensible, l’enfant traverse la peur, les reproches, la persécution, la révolte, des choses somme toute assez violentes. La réparation intervient lorsqu’il s’évanouit, en miroir de l’Écureuil, lui aussi blessé. Parce qu’il a désormais la capacité de le reconnaître comme un autre, il est en mesure de le soigner. Enfin, cet apaisement, ce signal de croissance de l’enfant s’ouvre sur une énigme : lorsque la lumière finale le tire de l’obscurité, il n’y a pas à proprement parler de retour chez soi. Mais on peut le voir comme une sortie de l’individualité vers le monde. Il faut se rappeler le contexte de création de l’ouvrage, à ce sujet. En pleine Première Guerre mondiale, au moment où et Ravel et Colette souffrent de la perte de leur mère respective, alors que l’un et l’autre ont connu une expérience sinon du front mais des hôpitaux de campagne et des ravages de la guerre, il y a quelque chose d’un champ de bataille à lire dans le jardin, et du deuil, au sens de la consolation, dans cette lumière finale. L’ouvrage recèle plusieurs niveaux de lecture.
Ces différents niveaux de lecture font que, précisément, on a coutume d’ouvrir ce titre du répertoire au jeune public, ce qui sera le cas en salle Pfimlin à l’occasion de quelques représentations dédiées. Croyez-vous qu’il se prête à cette double adresse parce qu’il s’agirait, plutôt que d’une « histoire pour enfants », d’une « histoire d’enfance » (comme dirait Joël Pommerat) ?
SANDRA
POCCESCHI
Ce serait même une histoire de « souvenir d’enfance ». Colette et Ravel se sont à peine croisés et ont travaillé de manière épistolaire sur ce projet. Mais de ce fait, l’une, puis l’autre, ont eu l’espace de puiser dans leur rapport à l’enfance durant l’écriture. Plus que la fantaisie, je crois que c’est la revisitation de l’enfance, le mécanisme de la mémoire en lui-même qui est le squelette de cet ouvrage et qui fait qu’il peut concerner à la fois petits et grands. Les sortilèges, ce n’est pas seulement une lecture joyeuse du monde, c’est une lecture magique. C’est la synesthésie fabuleuse qui est à l’œuvre dans le souvenir d’enfance, où la recomposition mélange les sensations, où les sensations précèdent, voire contiennent le sens. C’est toute la puissance des divagations animistes des jeux d’enfants. On pense à l’amour qu’avait Ravel pour les automates… Dans L’Enfant et les sortilèges, tout ce petit monde d’objets s’extirpe d’un temps arrêté, d’un temps du deuil, pour dire la puissance du présent et du passé, repliés l’un dans l’autre.
Propos recueillis par Marion Platevoet
Opéra Junior est un dispositif de l’Opéra Orchestre national Montpellier Occitanie tourné vers les jeunes (12 à 25 ans). La production de L’Enfant et les sortilèges conçue par Sandra Pocceschi et Giacomo Strada fut reprise l’année suivante avec des interprètes professionnels.
L'ENFANT ET LES SORTILÈGESFantaisie lyrique de Maurice Ravel sur un livret de Colette Retransmission en direct sur notre site Internet le 8 mars 2024 à 20h. Réservation sur le site de la Philharmonie de Paris. Coproduction Cité de la musique – Philharmonie de Paris et Conservatoire de Paris |
Photo © Stéphanie Roland