Pour que les Mick Kelly puissent réaliser leur rêve
Mis à jour le 08 novembre 2022
Lorsque nous avons invité l’écrivaine Penda Diouf à passer quelques heures – devenues entretemps quelques jours – au Conservatoire pour écrire ce texte, nous ignorions qu’elle connaissait bien le quartier pour y avoir habité 14 ans. Depuis sa toute première pièce Poussière écrite à l’âge de 19 ans, cette autrice dramatique compose une œuvre singulière, à la croisée de l’intime et du politique, observant la métamorphose des êtres dans un monde en perpétuelle mutation. Une œuvre qu’elle agence savamment, à la manière d’un vaste puzzle où la fiction joue souvent à cache-cache avec l’autobiographie. Aujourd’hui l’une des voix essentielles parmi les nouvelles écritures dramatiques, elle a cofondé en 2015 le label Jeunes textes en liberté, qui a pour but de mettre en phase les récits représentés sur scène avec la complexité et la diversité de notre société actuelle. Celle pour qui écrire prend volontiers des allures de voyage et de quête a accepté de poser un temps ses valises entre nos murs. Sous la forme d’un monologue intérieur, elle partage le flux des impressions et des pensées qui la traverse en marchant au fil des heures et des couloirs de l’institution.
Le Conservatoire, c’est ce grand bâtiment massif à la sortie du métro, îlot parmi d’autres sur le parc de la Villette, dans le XIXe arrondissement de Paris. Un espace à la frontière entre ce quartier populaire en cours de gentrification et cette autre petite ville qu’est la Villette. Un parc ouvert sur la fontaine aux Lions, lieu de rendez-vous incontournable pour ne pas se perdre dans les 55 hectares du parc regroupant différents jardins, le Théâtre Paris-Villette, les Folies, la Philharmonie et la Grande Halle, ancien abattoir de Paris. Ce parc, gratuit et ouvert toute l’année, jour et nuit, sans barrières, offre un véritable lieu de vie et un ensemble important d’activités culturelles pour les habitant·es. Du -Conservatoire me reviennent quelques images glanées au cours de mes promenades. Les mouvements des danseur·ses à l’étage m’accompagnent parfois sous la vague en tôle ondulée qui traverse le parc. Des sons se rappellent également à ma mémoire, s’évaporant comme un rêve au matin. Des étudiant·es répètent fenêtres ouvertes, offrant aux promeneurs des moments irréels, délicats et suspendus. J’ai habité plus de quatorze ans à proximité du Conservatoire national de musique et de danse à Paris sans pour autant un jour penser y entrer.
Je suis, comme toujours, un peu intimidée à l’idée de visiter un lieu nouveau. J’imagine ne pas être la seule à ressentir cela à l’entrée d’une institution, d’une bibliothèque, d’un théâtre, d’une salle de spectacle pour la toute première fois. On a peur de ne pas comprendre le vocabulaire, de ne pas avoir les codes, de ne pas se sentir à sa place, d’être illégitime dans cet endroit de savoir. Qu’est-ce qui permet de se sentir à l’aise ? De se sentir accueilli·e ?
Il y a toujours un guide, qui vous permet de faire les présentations avec le lieu. Le mien, celui qui me permet de ne pas me perdre dans cet espace à première vue labyrinthique, s’appelle Alexandre Pansard-Ricordeau. Je vais poser mon sac dans son bureau et il m’accompagne dans les couloirs aux couleurs uniformes et contrastées. De grands puits de lumière dessinent de nouvelles trajectoires où « le vide se construit » 1, où des jours nouveaux peuvent apparaître. J’envie les murs de cette maison. Ils regardent évoluer chaque jour des générations d’étudiant·es, de la première année à la fin de leur cursus. Ils observent peut-être amusés les mêmes achoppements sur les mêmes morceaux. Comme les gardiens d’un temple dont l’objet est de conserver et transmettre tout cet héritage de la musique et de la danse européennes et mondiales.
Alexandre regarde à travers le hublot des portes des salles où des étudiant·es répètent, dans des cellules bien insonorisées, en tête à tête avec leur instrument, solitude nécessaire pour accorder le duo. Qu’est-ce qui anime ces jeunes gens à s’engager dans cette voie prestigieuse mais ogresse et chronophage ? Un étudiant raconte qu’il a l’impression de perdre plusieurs mois lorsqu’il ne travaille pas sa trompette pendant deux jours. Et en riant, il ajoute qu’il aimerait prendre des vacances. Derrière chaque porte du Conservatoire se reproduit à l’infini un geste, un air, une symphonie, qui traversent plusieurs siècles jusqu’à aujourd’hui. Circulation du vivant. Le Conservatoire est également tourné vers la suite. Derrière de nouvelles portes, on découvre des musicien·nes technicien·nes, capables d’enregistrements avec les dernières technologies. Comme un pont entre hier et demain, entre conservation et innovation.
En traversant tous ces couloirs, je pense à ce personnage de roman, Mick Kelly, dans Le cœur est un chasseur solitaire de Carson Mc Cullers. Mick Kelly est une adolescente pauvre, issue d’une famille nombreuse américaine des années trente, qui passe l’été à s’occuper de ses petits frères, à les balader dans la ville. Et le soir venu, une fois seule, elle s’assied dans les jardins des voisins, ceux ayant la radio, pour s’adonner à sa passion : écouter de la musique. Mick Kelly rêve secrètement de devenir cheffe d’orchestre.
« C’était curieux – mais presque tout le temps il lui trottait dans la tête un morceau de piano ou une musique quelconque. Quoi qu’elle fasse ou qu’elle pense, c’était presque toujours là. »
Est-ce que ces jeunes étudiant·es, comme Mick Kelly, ont rêvé de musique, lors des longues soirées d’été, même s’ils ont eu pour la plupart la possibilité de s’y adonner depuis la prime enfance ? Je continue à déambuler dans les couloirs et mes oreilles aux aguets ne manquent pas d’être sollicitées à chaque ouverture de porte. Et je retiens mon souffle face à celui des instruments comme à celui des étudiant·es. C’est un espace où on respire pour donner vie. Où l’on apprend à mieux respirer pour que la vie donnée, aussi éphémère soit-elle, brille de son plus bel éclat. Le souffle est calme et maîtrisé, puissant, permettant à l’instrument de se réveiller comme un serpent face au flûtiste charmeur. Et parfois, il se fait expiration, essoufflement, halètement, cri comme lorsque cette ballerine sort du cours, comme expulsée d’elle-même par un trop-plein d’émotions et d’efforts. Je ne la vois pas mais je la devine s’accrochant aux cloisons, posant sa main et appuyant son corps là où d’autres ont aussi laissé des traces invisibles et dont les murs se souviennent. Je pense aux athlètes de haut niveau, à leur pugnacité, leur ambition, leur quête d’excellence. Je vois ces jeunes corps qui se fondent dans la masse de ce quartier gentrifié, que rien ne distingue à l’extérieur, portant des tee-shirts avec des dessins de Basquiat ou des messages féministes. Ont-ils eux aussi participé aux rassemblements pour l’environnement ou lors de la mort de George Floyd ? Le Conservatoire voit traverser chaque jour le monde entre ses murs et il respire au diapason.
« La musique bouillait en elle. Cette symphonie contenait le monde entier et Mick n’arrivait pas à l’absorber toute. » 2
Deux étudiant·es dansent pieds nus sur le sol du couloir. Un autre fait les cent pas et marmonne dans sa barbe. D’autres répètent à l’entrée des salles. Certain·es jouent aux échecs. Harmonie des espaces et des circulations. Tout cohabite et semble faire sens. L’étrangeté même y a sa place. Ici, un étudiant prépare sa L 3 en composition. Je m’assieds discrètement, écoute ce métalangage incompréhensible pour la novice que je suis et observe ces pieds qui battent la mesure.
Et je ris intérieurement. « La transition est un peu chaude là… Genre sortie d’autoroute quand tu te rends compte deux mètres avant que tu dois sortir juste là. » Il y a quelque chose de très énergisant à les regarder jouer. Régénérant. Le rythme bat, celui des instruments comme celui des cœurs. Ça respire. C’est émouvant de se dire que ces étudiant·es joueront dans les plus grandes salles du monde dans quelques années.
Autre salle, autre ambiance. J’assiste à une répétition de jazz. Sept hommes portent lunettes de soleil et jouent. Ils jouent littéralement, s’amusent. La joie transpire des murs et de leurs sourires. Je ferme les yeux et me voilà transportée dans un club de jazz. La Nouvelle Orléans ? Harlem ? Peut-être Montreux. Mais ça swingue et c’est beau. Je pourrais rester dans chaque salle pendant des heures. Le temps n’existe plus. Le temps semble aboli.
Un peu plus tard dans la journée, j’assiste à la dernière répétition d’un étudiant passant son examen de maîtrise d’orchestre. Je suis assise au balcon et observe, écoute. Il y a quelque chose de magique et mystérieux à voir ce jeune homme concentré, comme un athlète avant sa course, qui s’excuse d’aller rapidement manger pendant sa pause, car sinon il « ne va pas tenir ». Il revient et s’installe sur un petit promontoire, tient sa baguette, main droite, magicien. Il semble tirer des fils invisibles, reliés à chaque musicien·ne qui exécute. Alexandre me parle du mouvement des vagues et j’imagine aisément le remous, la façon dont la rumeur se répand entre les instruments, comment le corps est mis en mouvement. Je constate combien le visage est expressif. L’étudiant a l’oreille partout et les retours à l’orchestre sont très précis. Car il parle ! Je n’ai jamais entendu un chef d’orchestre user de mots avec son orchestre, où chacun·e doit trouver sa spécificité dans un ensemble si grand. Comme une microsociété où tout le monde a besoin des un·es et des autres. Tout m’impressionne. Temps suspendu. Dehors, la vie continue.
Une attention est portée à la santé des étudiant·es, via la création d’un pôle santé. J’ai en tête le cou de cette violoniste, comme mordue à la gorge par son instrument devenu vampire. La trace est fraîche. Elle prépare les auditions à l’aveugle pour l’Orchestre de Paris. Et il y a les profs, qui accompagnent, portent et soutiennent, aussi passionnés que les étudiant·es. « Ne faiblis pas. » L’enseignant·e se fait coach et poursuit le geste de son côté, miroir où l’étudiant·e peut s’appuyer en cas de doute, puiser de l’énergie. En duo, ils avancent ensemble, tâtonnent parfois mais ne lâchent rien.
Je repense à Mick Kelly, à son rêve de musique qu’elle ne pourra pas réaliser, car jeune femme trop pauvre pour accéder à une formation prestigieuse. Voire à une formation tout court. Avant même de pouvoir terminer ses études de mécanique, Mick commence à travailler dans un magasin pour aider sa famille et ne trouve plus l’énergie nécessaire pour se consacrer à sa passion. J’imagine cette jeune adolescente déambuler avec moi dans les couloirs du Conservatoire, les yeux plein d’étoiles, touchant du doigt son rêve.
« Mick se creusa la tête pour trouver un endroit bien secret où elle étudierait tranquillement cette musique. Mais elle avait beau réfléchir longuement, elle savait depuis le début que l’endroit idéal n’existait pas. » 3
En quittant le Conservatoire pour me perdre dans la ville, j’ai une pensée pour toutes celles et ceux qui, comme elle, pensent que cet endroit n’existe pas. Ou pas pour les gens comme elle, celles et ceux qui appartiennent à un groupe minoritaire ou n’ont pas l’argent ou les codes. Et n’ont pas eu cette chance d’être si bien guidés et entourés. Ce devrait être l’objectif premier de tous les services publics et des institutions culturelles de se battre pour que les Mick Kelly de France et d’ailleurs puissent un jour accéder à leur rêve et être accompagnés du mieux possible sur le chemin de sa réalisation.
Penda Diouf
1. Christian de Portzamparc, architecte du CNSMDP
2. Le cœur est un chasseur solitaire, Carson McCullers,
Éditions Stock, p. 54.
3. Le cœur est un chasseur solitaire, Carson McCullers,
Éditions Stock, p. 144.
Dans les couloirs aux couleurs uniformes et contrastées, de grands puits de lumière dessinent de nouvelles trajectoires où le vide se construit, où des jours nouveaux peuvent apparaître.