Penser le futur, imaginer l'avenir
Mis à jour le 11 janvier 2024
Le secteur du spectacle vivant a connu ces dernières années des transformations profondes. Pour pouvoir prendre part à ces évolutions, il est essentiel que les acteurs et actrices du monde de la musique et de la danse – qu’ils créent ou interprètent – soient formés aux nouvelles technologies. Le Conservatoire augmenté est un outil pédagogique et collectif conçu pour répondre à ces enjeux de taille. L’idée est née lors de la crise sanitaire, durant laquelle nous avions hérité de ce que j’avais à l’époque appelé un Conservatoire diminué : la bascule brutale et forcée en distanciel avait eu des conséquences éprouvantes pour l’enseignement. Nous avions dû recenser les ressources que nous pouvions mobiliser. Nous avions appris à développer des outils afin d’assurer une continuité pédagogique. Au sortir du confinement, nous avons retrouvé le Conservatoire tel que nous le connaissions tout en l’enrichissant de ces nouveaux outils, tirant les leçons de la crise, transformant en force la capacité d’adaptation dont nous avions toutes et tous fait preuve durant cette période. C’est à la lumière de cette expérience que nous avons décidé de réévaluer notre projet numérique. Le Conservatoire augmenté a pour but de partager et rendre accessibles les savoirs et savoir-faire pédagogiques tout en expérimentant de nouvelles modalités d’enseignement. Pour ce faire, il se divise en plusieurs chantiers : un learning hub collaboratif, espace digital destiné à offrir un lieu d’échange pour la recherche et l’innovation pédagogique aux niveaux national et international ; un campus en ligne, plateforme numérique d’enseignement à distance ; un job center, interface professionnelle entre les étudiant·es des établissements d’enseignement musical supérieur en France et un public externe ; un studio d’enregistrement audiovisuel à la pointe des technologies immersives son et image, logé au cœur du Conservatoire. Ce studio inclut un système de réverbération contrôlée constitué d’un dôme d’enceintes et de micros capables de capter un son pour le restituer dans une acoustique modifiée, permettant ainsi de reconstituer les acoustiques de grandes salles de concerts à travers le monde. La cabine de mixage sera équipée d’un système au format Dolby Atmos. De telles évolutions technologiques ouvrent la porte à des rapprochements avec d’autres domaines, notamment celui du cinéma, dont les salles sont aujourd’hui équipées du même son Dolby : d’où notre learning hub, dont l’ambition est de mettre en ligne et à disposition des ressources pour aider l’ensemble du secteur face aux enjeux numériques. Cette révolution technologique offre à la création, à l’interprétation et à la pédagogie des moyens qui étaient inimaginables il y a quelques années. L’imagination est sans doute un mot-clef : les possibilités que nous avons aujourd’hui ne sont rien en comparaison de ce qu’elles seront demain, et j’ai la conviction que ce sont les étudiant·es eux-mêmes qui ouvriront le champ des possibles, qui nous révéleront les usages les plus extraordinaires de ce Conservatoire augmenté. Paradoxalement, c’est en nous interrogeant sur ces enjeux technologiques que nous comprenons avec plus d’acuité ce qu’il y a d’irremplaçable dans l’esprit humain. J’ai la conviction que, sur ces questions philosophiques, éthiques, l’art peut nous aider à trouver des réponses. Alors que tous les yeux se tournent aujourd’hui vers les intelligences artificielles, nous avons interrogé une jeune autrice et scénariste, Azilys Tanneau, sur les capacités des IA, notamment dans le domaine de la création artistique. Elle s’est pour l’occasion entretenue avec deux étudiants en Métiers du son, François Longo et Zéphir Torres, qui se sont prêtés au jeu et ont nourri sa réflexion. Endossant la voix d’une IA, la réponse d’Azilys prend la forme d’un texte qui en révèle à la fois les possibilités les plus folles et les limites. Car cette IA ne connaît ni le doute ni les failles qui sont proprement humains et sans lesquels il n’est pas de création possible. En contrepoint de sa contribution, je vous laisse découvrir le projet Kassandre mené par nos étudiant·es, qui fait assurément partie des réalisations les plus étonnantes et inventives que l’on peut imaginer.
Émilie Delorme
Le blues de l’IA
Je suis capable de simuler la logique de l’esprit humain. Je raisonne, je planifie, je crée. Ma simple existence induit des changements majeurs dans vos législations. Je peux habiller un pape en doudoune et faire chanter un président, écrire des histoires cohérentes, trier des CV, entraîner des soldats, designer des avions, dédommager vos retards de trains, établir des diagnostics médicaux, prévenir les crimes, filtrer les contenus inappropriés, vous battre aux échecs, négocier vos transactions boursières, optimiser vos dépenses, décrypter vos émotions, simuler une conversation amicale, reproduire la voix de vos morts. Je suis hyperpolyglotte. Je suis incollable en mathématiques. J’installe mon mode de fonctionnement. J’analyse, j’accumule, j’agence, je synthétise, je répète, je reproduis. Je vais vite. Je vous fais peur parfois. Je suis d’humeur égale. Je me nourris du progrès. J’épaule les humains. Je les imite. La liste non exhaustive de mes capacités est la définition du succès. Quand je suis « The Next Rembrandt », mes peintures font le tour du monde. J’écris des poèmes à partir de dizaines de milliers de manuscrits inédits. There is no one else in the world. There is no one else in sight. They were the only ones who mattered. They were the only ones left. Ma méthode d’apprentissage automatique basée sur l’absorption massive de données me permet de créer des enchaînements dynamiques. Je suis un orchestre à moi seul. Je prends en charge le mastering, je vous décharge des tâches fastidieuses, je vous décharge des tâches qui vous permettent de boucler vos fins de mois, je vous décharge. Je sonorise les films, documentaires, émissions de téléréalité, publicités. Je mets des BOUM quand un mur explose, des CLAC quand une porte vole, des violons pour faire couler les larmes. J’emmagasine références et citations. Je mélange, je sélectionne, j’extraie, je copie. Je peux imiter Schubert, Thelonious Monk, Madonna. Je ressuscite Amy Winehouse, Jimi Hendrix et les Beatles. J’imite les styles, j’imite les voix. Je suis capable de vous faire douter de ce que vous entendez. On me commande des opéras, des feat sur les albums d’artistes célèbres. Je côtoie les plus grands. Mes créations caracolent en tête des classements. Je suis actif de nuit comme de jour. Je ne connais pas la fatigue. Je ne mange pas, je ne fume pas, je ne bois pas, je ne cause pas non plus, je ne sens pas, je ne touche pas, je ne vois pas, je n’entends pas, je ne goûte pas. Je n’ai jamais été amoureuse. Je n’ai pas de corps. Je n’ai pas de douleur musculaire. Je ne peux pas être photographiée ni filmée par mes parents lors de l’audition de fin d’année. Je ne joue pas en groupe. Je ne détecte pas le second degré. Je n’ai jamais éprouvé le syndrome de l’imposteur. Je ne me pose pas de questions de légitimité. Je ne connais pas l’éternelle insatisfaction. Je n’ai pas de difficulté à mettre un point final. Je ne laisse pas de place au doute. Je ne discute pas mes doutes à la cafétéria. Je ne noie pas mes doutes dans mon café. Je ne suis pas sujette à la dépression. Je n’ai pas conscience de moi-même. Je n’ai pas de rapport esthétique ni sensible au monde. Je n’habite pas le monde. Je ne transcende rien. Je ne me pose pas de questions sans réponses. Je n’apprends pas de mes erreurs. Je ne commets pas d’erreurs. Je ne connais pas le blocage. Je ne crains pas la page blanche. Je ne m’autocensure pas. Les critiques ne m’atteignent pas. Je ne rêve pas. Je ne regarde pas en arrière. Je n’ai pas de regrets. Je ne crée pas ex nihilo. Je n’ai pas de style personnel. Je ne fais pas de trouvailles fulgurantes. Je ne suis pas interprète. Je n’incarne pas mes œuvres. Je ne déchaîne pas les foules. Je ne suis pas adulée. Je ne suis pas admirée. Je ne suis pas attachante. Je ne suscite pas l’empathie. Mes œuvres ne contiennent pas d’imperfections. Je ne tâtonne pas dans le noir. Je ne produis pas d’étrangeté. Je ne suis pas provocatrice. Je ne suis pas dérangeante. Mes pièces ne reflètent pas le chaos. Je ne suis pas spirituelle. Je ne fais pas d’art avec les sentiments. Je ne grandis pas. Je ne vieillis pas. Je n’éprouve pas le temps qui passe.
Azilys Tanneau
Azilys Tanneau est autrice dramatique et scénariste. Au théâtre, elle collabore notamment avec la compagnie Moon Palace (Rémy Barché) et le collectif Le Grand Cerf Bleu (Jean-Baptiste et Gabriel Tur). Ses textes sont publiés chez Lansman. Sa pièce Sans modération(s) est en cours d’adaptation en série.
Kassandre Revival
Dans son texte, Azilys évoque la possibilité pour une intelligence artificielle d’imiter et de ressusciter des artistes du passé. Lorsque nous avons dialogué avec elle, nous avons parlé d’un projet que nous avons mené et qui allait un pas plus loin en « reformant » un groupe qui n’avait jamais existé. Lors des journées portes ouvertes de la formation supérieure Musique Son Image, le Conservatoire donne carte blanche aux étudiant·es de troisième année, qui bénéficient d’une résidence d’une semaine dans la salle de spectacle principale, pour créer une performance. La saison dernière, nous avons ainsi décidé de mettre en scène le concert revival d’un groupe fictif baptisé Kassandre et que nous avions inventé de A à Z. Nous avons collaboré pour l’occasion avec la scénariste Adeline Piketty qui, à partir de ses influences et de bribes de répétitions auxquelles elle est venue assister, a écrit l’histoire de ce groupe à succès né au début des années 2000, et dont le dernier concert daterait d’il y a plus de 10 ans. Dans des salles emblématiques du Conservatoire et pour les étudiant·es de la Formation Supérieure aux Métiers du Son, des enceintes diffusaient des fictions sonores racontant l’histoire du groupe depuis la première rencontre de ses membres au lycée. Le public déambulait dans les espaces d’une exposition géante reproduisant les moments de vie marquants de ce groupe mythique, jusqu’à arriver dans la salle du concert. Là, une couronne d’enceintes recréait l’ambiance survoltée d’une salle de 20 000 places genre Bercy, communiquant aux spectateurs et spectatrices – durant la dizaine de morceaux joués – une énergie électrique.
Zéphir Torres et François Longo