Paquita mais pas que
Mis à jour le 22 mars 2024
En programmant cette saison des extraits de Paquita, le Conservatoire rend hommage à Pierre Lacotte, disparu le 10 avril dernier, et offre à nos étudiant•es l’opportunité de s’initier à son style élaboré et complexe. Au fil d’une carrière de plus de 70 ans, ce chorégraphe aura su s’imposer, par ses chorégraphies et ses réécritures de grands ballets, comme une figure incontournable de la danse classique. Sa disparition représente une grande perte. Il nous laisse une œuvre immense. Pierre Lacotte était un amoureux de la période romantique, dont il avait une connaissance incomparable. Il a remonté des œuvres majeures datant de cette époque, dont Giselle, La Sylphide, La Gitana et Paquita. Paquita s’inscrit dans cette période tout en marquant une rupture, puisque le traditionnel acte blanc en est absent. Ce ballet, chorégraphié par Joseph Mazilier sur une musique d’Édouard Deldevez, a été créé en 1846 à l’Opéra de Paris. En 1847, Marius Petipa le remonta en Russie avant d’en donner, en 1881, une nouvelle version : il ajouta notamment un Grand pas, sur une musique de Léon Minkus, qui n’a cessé depuis d’être donné. Chorégraphiquement, Pierre Lacotte savait déployer toute la richesse du vocabulaire classique et l’utiliser pour raconter une histoire. Il accordait une place importante à la pantomime et Paquita est sans doute le ballet qui l’illustre le mieux. Dans le deuxième tableau du premier acte, les danseurˑses doivent déployer de réels talents d’acteurˑrices pour rendre compréhensible au public la complexité de l’intrigue, où la fille d’une famille noble enlevée par des gitans, pendant l’occupation de l’Espagne par les armées napoléoniennes, sauve la vie d’un bel officier français du complot monté par un gouverneur espagnol. Pierre Lacotte excellait lui-même dans l’art de la pantomime : il l’a démontré en interprétant, à plus de 70 ans, Coppélius dans son ballet Coppélia pour l’École de danse de l’Opéra de Paris. Pour remonter Paquita, il a – comme à chaque fois – mené des recherches approfondies à partir de documents historiques et de différentes sources de l’époque. Il a notamment obtenu le témoignage direct de deux de ses professeures – Lioubov Iegorova et Carlotta Zambelli – qui avaient interprété le rôle-titre dans des versions antérieures. Il a enfin pu compter sur son prodigieux instinct forgé par de longues années de fréquentation du style romantique. En raison de la multiplicité et de la variété de ses danses d’ensemble, ainsi que de la virtuosité technique de ses variations, Paquita est une œuvre particulièrement stimulante pour nos étudiant·es. C’est l’un des ballets préférés de madame Ghislaine Thesmar, veuve de Pierre Lacotte, qui y voit une brillante illustration de l’artiste accompli du récit chorégraphique qu’il restera à jamais.
Anne Salmon
JE ME SOUVIENDRAI DE VOUS
HOMMAGE À PIERRE LACOTTE
Professeur au Conservatoire, Gil Isoart connaît bien Paquita pour l’avoir dansé lors de sa création avec le Ballet de l’Opéra de Paris. Il revient sur ce souvenir et sur son amitié pour Pierre Lacotte.
Vous avez dansé le rôle d’Iñigo lors de la création de Paquita en 2001 à l’Opéra de Paris. Vous souvenez-vous de votre première rencontre avec Pierre Lacotte ?
GIL ISOART
J’avais 12 ans la première fois que Pierre m’a vu danser. C’était à Monte-Carlo, à l’occasion d’un concours dont il était juré. Mais nous ne nous étions alors pas parlé. Je l’ai revu plus tard, après avoir intégré le Ballet de l’Opéra de Paris. Toujours pour un concours. Je présentais Dark Elegies d’Antony Tudor. À la fin, Pierre est venu me voir et m’a dit : « Je me souviendrai de vous. » Trois mois après, il me donnait mon premier grand rôle, James dans La Sylphide.
Avec le recul, comment comprenez-vous ces mots qu’il avait prononcés ce jour-là : « Je me souviendrai de vous » ?
GIL ISOART
J’imagine que c’est une question de famille artistique et de reconnaissance. Il arrive que l’on rencontre quelqu’un et que l’on se dise que l’on a le même langage ou une même vision… Par la suite, Pierre m’a invité à danser en tant que danseur étoile de la compagnie au Ballet de Lorraine qu’il dirigeait alors. Il aimait donner leur chance aux jeunes, leur lancer des défis. À Nancy, il m’a proposé de réaliser ma première chorégraphie : une pièce qui s’appelait Rosenfolde et que j’avais écrite pour la danseuse américaine Alexandra Wells, qui dirige aujourd’hui la Springboard Danse Montréal. Par la suite, j’ai commencé à remonter ses ballets. Je me souviens des heures passées dans son appartement à retranscrire les écrits de Gaetano Vestris, d’Arthur Saint-Léon, de Marie Taglioni…
Comment décririez-vous votre relation avec lui ?
GIL ISOART
Il m’a toujours suivi et encouragé. Sans lui, je ne serais pas devenu ce que je suis. Il a été un père spirituel puis un ami. Avec Anne, nous sommes en quelque sorte ses enfants. Nous n’avions pas besoin de nous parler pour nous comprendre. Au moment où j’envisageais l’enseignement, je me suis dit que s’il était un ballet que j’aimerais remonter, ce serait La Sylphide. Quinze jours plus tard, Pierre me téléphonait, comme s’il m’avait entendu par télépathie, pour me proposer de la remonter à Buenos Aires. Je lui ai demandé s’il serait présent et il m’a répondu : « Non. Débrouillez-vous. » Et c’est ainsi que j’ai remonté mon premier ballet. Une telle confiance et une telle fidélité sont rares dans la danse classique.
D’où lui venait ce lien viscéral à ces grands ballets romantiques qu’il remontait ?
GIL ISOART
Il avait pris des cours avec Lioubov Iegorova, une célèbre danseuse des Ballets impériaux qui avait fui la Russie après la Révolution russe pour se réfugier à Paris. En Russie, elle avait travaillé avec Marius Petipa. À travers elle, Pierre pouvait se connecter directement à toute une mémoire vivante, sans avoir besoin de passer par les documents historiques et autres notes de répétition. C’était une chance incroyable. Elle lui a transmis cette mémoire dont elle était elle-même l’héritière. Avant de mourir, elle lui avait fait promettre de la transmettre à son tour.
Quel souvenir gardez-vous de la création de Paquita ?
GIL ISOART
C’était un travail intense, exigeant, comme tous les ballets de Pierre Lacotte : très dense, avec des costumes et des décors – qu’il réalisait parfois lui-même – très importants, beaucoup de danseurs au plateau… Ce sont de grands divertissements. Il faut dire que ces ballets romantiques ont été créés au XIXe siècle puis – dans le cas de Paquita – repris partiellement. Pierre mettait un point d’honneur à les remonter en intégralité, avec une attention particulière aux scènes de pantomime pour lesquelles il savait ce qu’il voulait et nous donnait des indications avec une extrême précision.
Quels conseils donneriez-vous aux étudiant·es qui danseront Paquita cette saison ?
GIL ISOART
Les variations sont techniquement difficiles, avec ce style propre à l’École française que défendait Pierre : travail sur le bas de jambes, sur la musicalité, sur le placement du corps qui est différent de ce que nous connaissons aujourd’hui dans le ballet contemporain. La position du corps plus en avant était influencée par le tutu, souvent long et corseté. La technique a évolué avec les costumes. Il faut se remettre dans le contexte du XIXe siècle au niveau du travail stylistique du corps, s’approprier le corps de l’époque qui était davantage sur l’avant avec les pieds positionnés plus bas, la vitesse, la puissance parfois, les grands sauts... Son épouse Ghislaine Thesmar nous disait toujours qu’il s’agissait d’un travail en conversation, parce que le corps est toujours en relation avec les personnages qui sont autour de lui.
Avez-vous vu Le Rouge et le noir, son ballet créé à l’Opéra de Paris la saison dernière et devenu, par la force des choses, son œuvre testamentaire ?
GIL ISOART
Bien sûr. C’était colossal ! Il avait tout fait : 400 costumes, des décors monumentaux… Je pense qu’il savait que ce serait son dernier ballet et il a tout donné, toute son énergie, tout son cœur, à cette maison où il avait fait ses classes et qui comptait pour lui. C’était sa maison.
Propos recueillis par Simon Hatab
À venir : École Ouverte4, 5 et 6 avril 2024 |
Photo © Myr Muratet