Les livres pachydermes
Mis à jour le 23 mai 2024
Créée en même temps que le Conservatoire, sa bibliothèque – aujourd’hui médiathèque – est tout à la fois une bibliothèque patrimoniale qui rassemble des collections uniques et rares – manuscrits musicaux, imprimés anciens, archives, enregistrements rares… –, une bibliothèque de référence pour la musique et la danse et une bibliothèque d’école au service des étudiant·es et des professeur·es. Cette volonté politique de lier pratique artistique et étude théorique s’accompagne dès le départ de moyens adaptés : des lieux aménagés, des collections uniques et des bibliothécaires qui entretiennent un lien fort avec l’école. En 1801, la bibliothèque s’installe dans un bâtiment spécialement aménagé et, dès 1806, il est possible de copier et de lire au piano des ouvrages du fonds dans des cabinets de musique adjacents. Jusqu’à une époque récente, les bibliothécaires étaient tous musiciens. Certains, comme Félicien David ou Hector Berlioz, furent des compositeurs célèbres. Leur connaissance de la musique, leur goût et leur culture ont été source d’incroyables enrichissements. Très vite, les collections permettent aux élèves et professeur·es d’accéder à des répertoires et à des esthétiques très variés. Devant la richesse et la valeur inestimable de ses collections, il est décidé en 1935 de rattacher la bibliothèque à la Bibliothèque nationale, qui décide de la politique d’acquisition. L’installation du Conservatoire en 1990 dans un nouveau bâtiment à la Villette permet à l’institution de renouer avec le dessein initial : une bibliothèque au cœur d’un enseignement musical et artistique large et ouvert.
Dès lors, des moyens conséquents sont alloués à la médiathèque – rebaptisée Hector-Berlioz – pour développer un fonds de prêt à usage des étudiant·es et professeur·es et pour enrichir les collections, avec une attention particulière portée aux répertoires contemporains. En 2012, la direction de l’établissement donne carte blanche au service pour mettre en place des actions qui permettent aux étudiant·es et aux professeur·es de s’approprier l’outil dans son ensemble. La section de consultation bénéficie de travaux de rénovation qui privilégient la qualité du lieu – espace, lumière, confort des installations, ergonomie, circulation. L’un de ses points forts est l’aménagement d’un espace ouvert, au sein même de la salle de lecture, pour accueillir des cours, pendant ou en dehors des heures d’ouverture au public. C’est dans ce lieu de travail et de vie que j’ai accueilli Penda Diouf – qui a elle-même été bibliothécaire avant d’être autrice. Il lui a été proposé d’écrire librement sur la médiathèque. Lorsque que j’accompagne des visiteur·ses dans les réserves, j’ai coutume de présenter des documents que j’aime, choisis au hasard. C’est ainsi qu’avec Penda, nous avons parlé d’un recueil de poésies de Du Bellay, d’un manuel de trompe de chasse à courre et d’un bref recueil de chants et d’odes maçonniques datant du XVIIIe siècle.
Cécile Grand
Un grand espace aux teintes claires, des étagères peu élevées, inondées par la lumière traversant les grandes baies vitrées, des étudiant·es assis·es sur le sol, à une table de travail, quelques rires discrets qui fusent. Bienvenue à la médiathèque du Conservatoire. Même si le bâtiment est relativement récent (le déménagement sur le parc de la Villette date de 1990), l’institution est ancienne et a longtemps vécu. 1795. C’est la date de création dans le journal officiel de l’époque du projet de bibliothèque du conservatoire de musique. Il est noté ainsi que « cette bibliothèque est publique ». « Il y a déjà les appointements et la période de retraite », s’amuse Cécile Grand, responsable de la médiathèque, à l’heure des manifestations contre la réforme des retraites et à quelques mois de la sienne, de retraite. On y trouve d’autres informations comme les effectifs des professeurs (19 pour la clarinette par exemple) ou la composition des collections, comparables à un musée. On dénombre aujourd’hui 330 000 documents référencés et quelque 100 000 documents non traités, car l’école attire beaucoup de dons. Les documents numériques, nombreux, ne sont pas comptabilisés car ils sont dématérialisés. À l’étage se trouvent le fonds réservé au prêt ainsi que les CD. Un espace d’exposition est aussi prévu, afin de donner à voir ou à entendre l’histoire du lieu ou de la musique venant du monde entier. « Terre d’accueil en préparation de concours, cocooning et assistance en tout genre », dixit Cécile Grand, la bibliothèque joue la carte de l’ouverture, de l’accueil et du partage des connaissances. Pour accéder aux « bas fonds », là où le public n’a pas accès, il faut descendre un escalier à sens unique. On y croise quelques bibliothécaires comme échappés d’un mystérieux antre où il est rare d’accéder. Je me serre pour les laisser passer. Ce sont les magasins, les espaces de conservation où sont stockés les documents qui ne sont pas destinés à être consultés en libre-service, soit parce qu’ils sont anciens et/ou fragiles, soit parce qu’ils sont peu utilisés et occuperaient de la place inutilement dans les étagères accessibles. Le catalogue est donc un outil indispensable car personne, selon Cécile, ne sait vraiment où sont rangés les documents, classés par format, par support pour gagner de la place, par ordre d’arrivée, de traitement, de taille… Le sujet importe peu. Descendre dans les magasins, c’est comme partir à la recherche de fantômes dans une forêt inconnue, écouter les murs, poser ses doigts sur des racines solides mais asséchées, investir des espaces délaissés depuis longtemps mais dont certaines mémoires expertes gardent en mémoire une trace, comme une connaissance du dessous, des abysses. Je parle de forêt, mais n’utilise-t-on pas le terme de désherbage pour le tri des documents obsolètes, abîmés, n’étant plus empruntés ? Le désherbage est ici moins important que dans les bibliothèques publiques territoriales car les documents sont pour la plupart patrimoniaux, témoignages d’une histoire de France qui cohabite avec une histoire plus contemporaine. Et c’est ce qui fait la beauté des magasins. On déambule de salle en salle, presque à l’aveugle, hors du temps, à la rencontre de manuscrits de Bach ou de Mozart. Dans une autre salle sont rangés des cartons pleins de copies d’examens des étudiant·es.
MÉMOIRE DE LA MUSIQUE ET DE CELLES ET CEUX QUI LA FONT
Dans une autre salle, les 33 tours, un temps délaissés avant de revenir à la mode, structurent l’espace. Ce sont des mines d’informations sur l’histoire de l’interprétation et de la prise de son pour les musicologues et technicien·nes fréquentant le lieu. On trouve aussi des documents de la fin du XVIIIe siècle, imprimés sur du papier chiffon, un papier qui résiste mieux au temps, aux avaries. L’humidité et la sécheresse sont, on le sait, de vraies catastrophes pour les livres et les fonds, malgré les efforts des conservateur·trices, ne sont pas toujours en bonne santé et font parfois grise mine, comme un jour de pluie. Certains livres ont des tranches teintes. Ça empêche la poussière de rentrer dans le document. Ça imperméabilise en cas d’intempéries. Les documents se détériorent même s’ils sont peu empruntés. L’artisanat intervient alors dans la réparation de la partition faite avec du papier de mauvaise qualité qui jaunit alors qu’il n’est pas à la lumière. On pose un pansement, du scotch de déménagement… Aberration pour l’ancienne bibliothécaire que je suis. Il n’y a pas de service de réparation mais des formations ont été faites avec des restaurateur·rices… J’apprends que des soirées « concert de fugues » ont été organisées, pour observer les différences entre les fugues de 1860 à 1960. Cécile évoque la permanence de l’enseignement et d’un apprentissage qui n’a pas bougé. Plonger dans cet univers, c’est fuguer dans les tréfonds de la mémoire, celle des livres mais également celle des bibliothécaires qui prennent soin de valoriser, réparer ce qui doit l’être, sélectionner. « Paradoxe de cette maison où certain·es savent entendre une partition à l’intérieur sans qu’il y ait l’ombre d’un décibel ».
J’écoute toutes ces musiques inaudibles. J’essaie de me mettre au diapason et d’exercer mon oreille pas musicienne pour un sou. Et puis je me retrouve au cœur de la forêt, dans la travée des documents les plus anciens, des XVIIe et XVIIIe siècles. Une heure, deux, peut-être trois. Le temps semble immobilisé dans cet espace où les livres ont l’aspect d’arbres pachydermes. Chaque livre semble sortir des sous-bois et apporter sa propre odeur d’humus, de pétrichor, de fourrés. Ce sont les frimas du printemps et la douceur de l’automne réunis. Les couvertures des livres, en cuir épais, aux teintes marron, beiges et verdâtres éveillent en moi des images de troncs moussus. Dans ce lieu, le soleil ne pénètre pas. Car tout y est fragile et délicat. Un coup de vent malvenu et c’est l’histoire, les notes qui s’évaporent et disparaissent, comme les glaciers actuellement.
Doucement mais sûrement. Je me sens émue à l’idée de savoir que ces livres ont peut-être été ouverts pour la dernière fois il y a plusieurs siècles et qu’ils attendent sagement l’heure de déployer au monde leur savoir, de le partager avec une nouvelle génération de musicien·nes et que l’ensemble des recherches, des mots assemblés en phrases, couturés, trouveront leur destinataire, leur oreille. Cet espace défie le temps et la vitesse liée au numérique. On y trouve de petits ouvrages comme ce recueil de poésie de Du Bellay de 1574. Le système de gravure et d’impression, la calligraphie parlent de l’époque. C’est du vrai parchemin, récupéré, mangé par les vers. On voit les nerfs qui ont servi à coudre. Si on décolle le tout, quelque chose est écrit derrière. La quantité d’ex-libris et de personnes à qui il a appartenu est impressionnante. Je pense à toutes les mains qui l’ont tenu depuis quatre siècles. Cécile évoque d’ailleurs une ancienne collègue, première élève femme à avoir fait des études d’électroacoustique, chercheuse au CNRS. Elle décryptait les tablatures de luth et était partie étudier la musique en Inde. Ce livre lui appartenait avant qu’elle ne le lègue à la médiathèque.
LES LIVRES PORTENT AUSSI EN MÉMOIRE CELLES ET CEUX QUI LES TRANSMETTENT
Et parfois, ils portent en eux des énigmes. Chaque annotation ou chiffre ajouté nous dévoile quelque chose de l’histoire du document et des pratiques de l’époque. J’apprends ce qu’est le triple coup de langue dans un livre de chasse. À côté se trouve un Jason et Médée de 1713, avec une page de titre très baroque, les instruments illustrés, la date de représentation, le prix, le lieu et la diffusion, l’adresse de l’auteur, le privilège du roi, mention qui était obligatoire, et des inscriptions à la main, signées, avec le nom du dessinateur de la gravure. Le caractère de gravure change avec des caractères mobiles, signe du début de l’automatisation, tampons assemblés les uns aux autres pour reproduire le texte musical. Et cela crée la vie comme de minuscules habitants parasites égayant le quotidien des livres. À cette époque, Louis XIV était encore en vie, même s’il était sur le déclin. Cécile me parle des papiers chiffon qui vieillissent mieux. Et des images m’apparaissent dans ce sous-sol propre et bien entretenu, malgré la poussière. Le papier chiffon naît des cotons d’hospices déchirés et trempés dans des cuves avec de l’eau jusqu’à ce qu’ils forment une pâte. Les ouvriers papetiers avaient un grand tamis, étalaient la pâte à papier, suspendue par la suite. Selon la qualité et le coup de main, le papier était fin, moyen ou épais. La feuille était pliée. Les eaux claires, de bonne qualité, d’Auvergne, d’Alsace ou de la région d’Angoulême coulent peut-être encore entre les feuilles des livres pachydermes. Les notes s’y abreuvent peut-être encore aujourd’hui. Les mots sautent dans les flaques. C’est aussi un témoignage de tout un savoir-faire, perdu depuis. Au XXIe siècle, on ajoute des solvants qui à terme, tiennent mal et cassent le papier. Ce dernier devient jaune, et les encres, qui ne sont pas pérennes, s’effacent comme des pans de notre mémoire. Ces livres racontent des histoires et celle de la musique classique. Il y a ce petit manuel retrouvé de chansons maçonniques. Il y a aussi des partitions de 1784 de musiciens d’orchestre qui jouaient pour le roi. Les partitions étaient annotées et certains musiciens n’hésitaient pas à caricaturer le chef d’orchestre. Cécile me raconte une anecdote à propos d’un livre sur Diane de Poitiers, dont tout le texte a été découpé au cutter. Les paroles licencieuses étaient passées par le filtre de la censure et avaient simplement été supprimées par un bibliothécaire de l’époque.
Autre temps. Autre mœurs. En terminant ma visite, je pense à cette phrase d’Alice Diop à propos de son film Nous : « S’il y a bien des mondes qui vivent à la lisière les uns des autres, le film veut tisser un lien et un chemin entre ces îlots. » Le film ici a peut-être l’allure d’une médiathèque. Un ensemble très hétéroclite de documents, partitions, portraits, fiches ayant pour unique rapport leur lien à la musique et/ou le fait d’être en proximité géographique. Ils racontent notre histoire. Une partie. Celle qui a été conservée. Je pense également à Paul B. Preciado, qui classe les livres de sa bibliothèque personnelle par affinités politiques ou amoureuses. Je me demande alors quel murmure bruisse lorsque la lumière est éteinte, les portes de la médiathèque closes et le dernier rat (de médiathèque, vous vous en doutez) hors les murs ? Quels secrets se partagent dans l’intimité des sous-sols ? Quelles notes des tréfonds de la médiathèque s’échappent encore aujourd’hui pour offrir au monde une part de leur mélodie et de leur histoire ? Quelle magie opère en feuilletant délicatement un livre vieux d’il y a plusieurs siècles, humant l’histoire d’un monde qui n’existe plus mais qui est en perpétuelle transformation et dont les racines poussent encore, vivantes, vibrantes, dans les sous-sols de la médiathèque ?
Penda Diouf
Autrice de théâtre, Penda Diouf est aussi cofondatrice, avec Anthony Thibault, du label Jeunes textes en liberté. Elle est lauréate du dispositif Mondes Nouveaux et sa candidature a été sélectionnée pour une résidence à la Villa Albertine en 2024. Elle a été élue « Nouveau talent théâtre 2023 » par le conseil d’administration de la SACD.