La Fascination du rythme
Mis à jour le 20 janvier 2025
Succédant à Riccardo Del Fra qui en avait la charge depuis 2004, le saxophoniste, compositeur et chef d’orchestre(s) Stéphane Payen vient de prendre ses fonctions comme chef du département jazz et musiques improvisées du Conservatoire. Nous lui avons demandé ses premières impressions.
Comment cette nouvelle étape vient-elle s’inscrire dans votre parcours de musicien et de pédagogue ?
Un peu par surprise ! Depuis mes débuts, j’ai presque toujours mené de front ma pratique artistique et une carrière d’enseignant. Cette dernière a débuté au Conservatoire de Bondy (de 1997 à 2007) puis, après 3 ans de pause, j’ai été recruté au CRD de Montreuil où j’ai coordonné le département jazz et musiques improvisées (à la suite de Malo Vallois) jusqu’en juin 2022. J’ai alors décidé de me consacrer uniquement à mes projets artistiques. J’atteignais 50 ans, dans mon esprit c’était le moment ou jamais de bousculer mes modes de fonctionnement… Et puis paradoxalement, en janvier 2023, l’annonce m’est parvenue de la vacance prochaine du poste que Riccardo Del Fra tenait depuis 20 ans au CNSMDP. Comme j’étais engagé dans ce mouvement intime de changement, après m’être dit que ce n’était pas pour moi, je me suis pris au jeu de poser ma candidature. Et j’ai finalement été nommé au poste que j’occupe à mi-temps depuis le mois de janvier, à la fois très heureux et un peu surpris de me retrouver là.
En quoi consistent exactement vos fonctions et comment les abordez-vous ?
Les responsabilités liées à ce poste sont multiples : il s’agit d’animer et de coordonner la vie du département dans et hors les murs : établir les cursus, les parcours d’études, organiser les examens, imaginer des partenariats et en consolider d’autres, programmer les concerts de la saison, veiller à l’épanouissement des étudiant·es – le champ des prérogatives est vaste, mais tout en fait est très cadré… Le département est constitué à ce jour d’une chargée de scolarité et de 10 professeur·es (bientôt 11) qui couvrent presque tous les champs du jazz et des musiques improvisées. Chacun·e possède une entière autonomie concernant ses méthodes d’enseignement et les orientations esthétiques qu’elle ou il entend défendre ou privilégier. Les enseignements sont complétés par d’autres professeur·es intervenant ponctuellement sur des spécialités dont ils et elles ont l’expertise, ainsi que par des masterclasses données au fil de la saison par des artistes prestigieux·ses – 4 masterclasses dédiées au jazz et aux musiques improvisées, 3 à l’improvisation générative. Cet enseignement « musical » est en outre enrichi par des interventions de professionnel·les du monde de la culture venant exposer, à travers leurs expériences, les réalités du métier de musicien·ne, dont souvent les étudiant·es n’ont qu’une lointaine idée… Nous travaillons également à l’international pour des programmes d’échanges (Erasmus 1, EUJAM 2, IN.TUNE 3 ou encore avec la fondation Hasdrubal en Tunisie) et tissons toutes sortes de liens 4. Par ailleurs, nous entamerons une nouvelle collaboration en Martinique pour faciliter à l’avenir la venue d’étudiant·es dans notre département. Mon rôle consiste à superviser toutes ces actions ! Je l’aborde avec beaucoup d’humilité et dans une logique que je qualifierais volontiers de « service public ». Je n’arrive pas avec le projet de tout révolutionner dans une forme de militantisme forcené en faveur d’une musique plutôt que d’autres. Je pense être fidèle à ce que j’ai mis en œuvre artistiquement dans mes propres projets en tant que musicien en soutenant le principe que le Conservatoire se doit d’accueillir et de représenter le jazz et les musiques improvisées dans toutes leurs diversités. Il se trouve qu’il le fait déjà depuis des années avec une ouverture d’esprit remarquable. J’entends simplement poursuivre cette politique, en travaillant à lui donner encore plus de rayonnement. Le Conservatoire « appartient » à la population. J’aimerais le faire savoir au-delà du cercle des initié·es et qu’à terme chacun·e se sente autorisé·e à postuler, à entrer dans cette institution, quel que soit ses bagages culturels et théoriques et le style de musique dans lequel il ou elle s’exprime. Si on veut véritablement promouvoir une authentique diversité des pratiques et des expressions artistiques, il faut d’un côté multiplier les sources d’où émanent le savoir et de l’autre être en mesure d’ouvrir grand les portes à toutes les populations et à tous les profils.
L’ouverture à la diversité est de fait un des grands axes de préoccupation des politiques culturelles contemporaines. Comment entendez-vous la mettre en œuvre au sein du département ?
Le sujet de la parité homme /femme est désormais ouvertement abordé. Émilie Delorme, la directrice du CNSMDP depuis 2020, est très attentive à cette question et, à l’image de l’institution dans son ensemble, le département jazz et musiques improvisées se doit d’avoir une politique active et réfléchie en ce domaine. Par exemple, la totalité de l’équipe pédagogique permanente était masculine jusque tout récemment et l’on sait d’ores et déjà qu’il sera très difficile d’atteindre la parité dans un proche avenir du fait même de la gestion administrative des règles de recrutement qui fixent la durée des mandats. Toutefois, une nouvelle enseignante vient tout juste d’être recrutée pour le chant. À partir de septembre 2025, il s’agira du premier poste occupé par une femme au sein du département. Par ailleurs, le départ de Riccardo Del Fra entraînera un nouveau recrutement pour septembre 2025. D’ici là, un intérim sera assuré par 3 intervenant·es différent·es en vue de leur possible candidature et pour promouvoir une forme de diversité en sollicitant pour les étudiant·es des profils très différents pour le même poste. Ensuite, il n’y aura probablement pas de nouveaux recrutements avant un certain temps. En conséquence, il faudra remédier à cet état de fait en réfléchissant aux musicien·nes que nous inviterons en masterclasses, ainsi qu’aux enseignant·es et professionnel·les amené·es à intervenir ponctuellement durant l’année – c’est à nous d’être inventifs et proactifs. Mais la diversité n’est pas que de genre, elle est aussi sociale, ethnique, et là encore il y a un véritable chantier en cours pour que la population invitée à se rencontrer au sein du département sorte d’un certain entre-soi culturel… Il faut se poser les questions sans fard : y a-t-il des choses dans notre fonctionnement qui limitent l’accès de certaines populations à notre école ? Est-ce que le déroulement du concours, voire son contenu, ne sont pas un frein à certaines candidatures ? Comment, sans renier les origines afro-américaines du jazz et renoncer à en enseigner les fondements, ouvrir le champ à d’autres traditions et donner enfin leur place à toutes les musiques du monde qui d’une façon ou d’une autre sont entrées en dialogue durant leur histoire avec cet idiome, à travers notamment l’oralité et l’improvisation ? Toutes ces questions sont fondamentales et ouvrent de vraies perspectives.
Riccardo Del Fra avait déjà considérablement fait évoluer les enseignements du côté de la transversalité des genres et de la transdisciplinarité. Vous vous inscrivez clairement dans une forme de continuité…
Absolument, avec ma propre sensibilité et ma propre histoire. J’aimerais par exemple que toutes les scènes musicales contemporaines relevant de la créolité entrent enfin au Conservatoire. Ces musiques participent de la richesse de notre culture musicale et innervent le jazz hexagonal depuis ses origines. Mais sans même s’aventurer à ses frontières, le jazz est une expression artistique protéiforme et c’est notre devoir que de donner accès à cette diversité tout en restant cohérent. C’est pourquoi j’ai décidé de demeurer fidèle au principe des thématiques annuelles imaginées par mon prédécesseur pour donner un axe à nos enseignements. L’année prochaine ce sera l’Europe qui servira de fil rouge à travers notamment les artistes invités des 3 masterclasses jazz qui proposeront un large éventail d’esthétiques relevant d’une conception européenne du jazz…
Vous êtes vous-même un artiste à l’univers très typé, participant d’une vision du jazz que l’on peut qualifier de progressiste. Comment entendez-vous la faire valoir au sein de l’institution ?
Ce que j’ai pu produire au cours de ma carrière ne donne qu’une image partielle du musicien que je suis, et une image encore plus imprécise de mes goûts personnels. Pour le dire autrement, peu de gens s’imaginent que Ligeti adorait la salsa, par exemple. Je vais travailler en lien avec tout un tas de collaborateur·rices qui ont d’autres formes d’attachement que le mien au jazz et à son histoire. C’est la richesse de ce département que de savoir composer avec cette diversité. Artistiquement, je suis le fruit d’une génération qui dans la mouvance du courant M-Base (et de bien d’autres) a été fascinée par le rythme. Cela a pris une certaine forme dans mon travail mais j’entends cette préoccupation dans la plupart des expressions venant de mes contemporains… Plus qu’une esthétique précise, c’est mon expérience et celle des musicien·nes de ma génération que j’entends introduire au sein de l’institution et partager avec les étudiant·es. Mon objectif est de réunir autour de moi, dans une visée pédagogique cohérente et partagée et dans un dialogue constant avec les étudiant·es, les intervenant·es les plus pertinent·es pour offrir l’image la plus exhaustive possible de ce qu’est le jazz en ce début de XXIe siècle. À une époque où chacun·e est un peu enfermé·e dans des logiques communautaires, je crois vraiment aux vertus de la transmission intergénérationnelle. Les jeunes qui arrivent ici peuvent être, pour certain·es, des puits de science et très forts techniquement, il leur manquera toujours, et c’est normal, tout ce qu’on emmagasine de savoirs pratiques en accumulant les occasions de jouer avec les musicien·nes qui nous ont précédé·es. C’est aussi cette continuité historique que nous souhaitons leur offrir ici en multipliant les chemins de traverse qui leur permettront peut-être un jour d’atteindre leur propre musique.
Propos recueillis par Stéphane Ollivier
Festival Jazz5 et 6 février 2025 |