LA FABRIQUE DE L’ÉMANCIPATION
Mis à jour le 18 novembre 2022
Nous publions en intégralité ce dialogue entre Émilie Delorme et le philosophe Jacques Rancière reproduit en partie dans notre brochure de saison.
Les présents seuls créent les futurs. Ainsi s’exprime le philosophe Jacques Rancière, dont l'œuvre compte assurément parmi les plus importantes de notre temps. Penseur capital de l’émancipation, il a tendu en quelques ouvrages emblématiques un fil qui traverse des champs aussi divers que les milieux ouvriers, l’apprentissage des savoirs, l’art contemporain, le théâtre ou le cinéma. Des champs qu’il relie par une même obsession politique : refuser le partage du monde en deux humanités, entre ceux qui savent et ceux qui ignorent, ceux qui parlent et ceux qui n’ont pas voix au chapitre. Ce fil, il continue de le tisser inlassablement au présent, scrutant et commentant attentivement les mouvements et les chocs qui secouent notre société, avec l’énergie de celui qui a refusé définitivement la posture du savant pour embrasser passionnément l’aventure du doute et de la pensée. Une pensée essentielle que nous avons voulu faire résonner au cœur de l’institution, autour des questions de création, d’héritage et de transmission. Dialogue entre Émilie Delorme, directrice du Conservatoire, et celui pour qui il n’est pas de discours émancipateur sans place laissée à l’auditeur.
Jacques Rancière, pour amorcer ce dialogue, nous aimerions partir de la réflexion que vous développez dans Le Maître ignorant, paru en 1987 mais qui garde à nos yeux toute son actualité.
ÉMILIE DELORME Oui, vos idées ont marqué des générations d’enseignants et d’étudiants, notamment à travers Le Maître ignorant. Cette pensée naît de votre rencontre avec la figure originale de Jacotot qui affirmait – non sans provocation – que l’on peut apprendre sans maître et enseigner ce que l’on ignore.
JACQUES RANCIÈRE J’ai croisé la pensée de Jacotot longtemps avant d’écrire Le Maître ignorant, dans les années 1970, alors que je travaillais sur l’histoire de l’émancipation ouvrière dans la France du XIXe siècle. J’étudiais des ouvriers qui essayaient de s’émanciper, de sortir d’un statut lié à la tradition populaire qui leur était assignée.
É. DELORME Ce qui est remarquable, c’est que ce désir d’émancipation se signalait par une pratique artistique, puisque les ouvriers en question écrivaient des poèmes…
J. RANCIÈRE Oui, ils s’étaient lancés à faire de la poésie, de la philosophie et toutes sortes de choses. Mais ce qui me semble intéressant d’ajouter, c’est qu’ils ne voulaient pas faire de la poésie « ouvrière ». Ils voulaient faire de la poésie. Point.
À travers cette question de la poésie, votre réflexion sur l’émancipation politique croise rapidement le sensible...
J. RANCIÈRE Au fond, dans la question de l’égalité qui est centrale pour moi, il me semble qu’il y a quelque chose qui se joue au niveau le plus sensible. Il existe dans nos sociétés une forme de partage, de partition qui répartit les gens en catégories : d’un côté ceux qui sont là pour travailler – à qui l’on reconnaît éventuellement le droit de lutter et de grogner –, de l’autre, ceux qui ont la capacité de penser l’universel et de jouir des raffinements de l’art. Les ouvriers que j’étudiais alors entendaient briser cette distribution des rôles. La question était pour eux de s’approprier la culture de l’autre, son langage, sa manière de percevoir le monde, toutes choses qui leur étaient refusées. Et parmi toutes leurs expériences, certains avaient croisé la route de cette figure étonnante qu’était Jacotot.
Il nous faut dire ici quelques mots de Jacotot : pédagogue français des XVIIIe et XIXe siècles, révolutionnaire qui s’est exilé à Louvain sous la Restauration. C’est là-bas qu’il a fait l'expérience fondatrice à l’origine de sa pensée, lorsqu’il a dû enseigner le français à des Flamands alors que lui-même ne parlait pas néerlandais... Pouvez-vous nous parler de cette expérience ?
J. RANCIÈRE Les expériences fondatrices ont toujours quelque chose d’un peu mythique. Face à des étudiants dont il ne parlait pas la langue et qui ne parlaient pas la sienne, Jacotot aurait eu recours à une forme de médiation en s’appuyant sur une édition bilingue – franco-hollandaise – du Télémaque de Fénelon, alors publié à Bruxelles. Sans leur avoir au préalable appris l’orthographe ni la grammaire, il aurait donné à lire le texte aux étudiants puis leur au-rait demandé d’en parler en français en puisant leur vocabulaire dans le texte même. L’expérience aurait été concluante – ce dont Jacotot aurait été le premier surpris ! Il en aurait alors déduit la capacité des étudiants à apprendre par eux-mêmes, en assimilant non seulement le sens des mots mais aussi la manière de faire des phrases dans une langue étrangère.
É. DELORME Ce qui me frappe, dans l’expérience de Jacotot, c’est que le maître n’est pas – à proprement parler – ignorant : il a l’expérience de longues années d’enseignement en France. En revanche, la situation dans laquelle il se retrouve le place en situation de manque : il lui manque la maîtrise de la langue de ses élèves. Et c’est par l’acceptation de ce manque, de cette incomplétude, que l’expérience débute. Cette situation me rappelle une réflexion du chef d’orchestre Sébastien Daucé qui mène cette saison deux projets au Conservatoire autour de Bach. Il explique avoir volontairement choisi de travailler sur Bach plutôt que sur Charpentier dont il est spécialiste : « Si j’étais venu pour faire un projet Charpentier, les participants seraient sans doute partis du principe que je maîtrisais trop le sujet pour qu’ils puissent me faire la moindre suggestion. [...] J’aime l’idée que les étudiants en sachent plus que moi sur tel ou tel point et que je puisse à mon tour enrichir ma lecture de l’œuvre à leur contact. »
J. RANCIÈRE Le maître ignorant peut être tout à fait savant. Mais il est ignorant d’une chose : l’effet de sa maîtrise. Il ne sait pas ce qu’il fait faire, à la différence du maître savant qui croit simplement faire passer son savoir dans la tête de l’élève. Il ne s’agit pas de nier le rôle du maître ni de jouer les ignorants comme, après 68, quand les professeurs accueillaient les étudiants en leur disant : « N’attendez rien de nous. Vous êtes les savants et nous, les ignorants. » C’était là une dérobade, et, bien sûr, en quelques mois, la relation habituelle se reconstituait, professeurs et étudiants reprenant leurs places respectives. Le tout n’est pas de récuser le maître mais de comprendre sa fonction. Un maître, c’est simplement quelqu’un qui vous met en marche. En ce sens n’importe qui ou n’importe quoi peut jouer le rôle de maître : un ami, un livre, un inconnu de rencontre et donc aussi un professeur s’il comprend que ce n’est pas comme savant qu’il exerce la maîtrise.
Si Jacotot ne récuse pas le statut du maître, quel est l’objet de sa critique ?
J. RANCIÈRE Ce que cible Jacotot, c’est plutôt une certaine relation de supériorité et de dépendance entre maître et élève qui passe par la notion d’explication. Le mot explication porte en lui toute une dramaturgie. Il jette sur toute chose un voile que l’explicateur seul peut lever (le fameux « décryptage » dont les médias nous abreuvent). Expliquer quelque chose à quelqu’un, c’est lui montrer son incapacité à le comprendre par lui-même. C’est partager le monde en capables et incapables. À l’inverse le maître émancipateur oblige le prétendu ignorant à mettre en jeu le savoir qu’il a déjà et sa capacité d’apprendre par lui-même. Jacotot dissocie la fonction du maître de son savoir. L’élève peut obéir à la volonté du maître mais il ne soumet pas son intelligence à la sienne. Il y a dans l’acte d’apprendre deux intelligences qui travaillent chacune de leur côté. Le maître invente une expérience et l’élève se débrouille dans les conditions de cette expérience.
É. DELORME J’aimerais revenir sur l’émancipation que visaient les ouvriers dont vous par-liez. Ainsi, s’émanciper, ce serait travailler à briser ce partage, cette répartition de l’humanité entre ceux qui savent et ceux qui ignorent au profit d’une situation d’égale dignité des intelligences.
J. RANCIÈRE Oui, s’émanciper, ce serait se rendre capable de. L’émancipation consiste à se rendre capable de quelque chose dont on n’est pas censé être capable, dont on ne se sentait pas capable soi-même. C’est pourquoi Jacotot n’est pas simplement le théoricien d’une méthode d’apprentissage. Il est celui qui remet en question le partage du monde entre deux humanités, entre ceux qui ont accès au savoir et à la culture et ceux qui n’y ont pas accès parce qu’ils n’y sont de toute façon pas destinés. Sa pensée est le support d’une réflexion plus large sur l’émancipation politique et l’égalité intellectuelle. Elle nous montre que l’égalité n’est pas un but à atteindre mais une présupposition à mettre en pratique : on parle et on agit sous la présupposition que l’on a affaire à des êtres doués d’une égale intelligence. C’est le cœur de tout processus d’égalité.
Le danger de la relation maître-élève serait donc de reproduire à l’échelle de la société ce rapport de domination entre ceux qui savent et ceux ne savent pas, ceux qui parlent et ceux qui n’ont pas voix au chapitre ?
J. RANCIÈRE Oui et non. Ce n’est pas l’école qui crée un problème qui se reproduirait dans la société. Les thèses sur la « reproduction » scolaire oublient que le modèle hiérarchique de l’inégalité des intelligences préexiste à l’école et à l’éducation. L’école reproduit une logique sociale qui est celle de la démonstration continuelle de l’inégalité . L’explication fonctionne à l’échelle de la société toute entière. Regardez ce qui se passe aujourd’hui. Nous avons basculé dans une société ultra-pédagogique où nos gouvernants passent leur temps à nous expliquer que les choses ne peuvent pas être autrement qu’elles ne sont et que si nous ne sommes pas d’accord , c’est que nous n’avons pas bien compris. De leurs côté , les médias font appel constamment à des experts pour nous expliquer les événements les plus insignifiants, ce qui est une façon de nous mettre continûment dans la position d’ignorants et d’incapables qui ne com-prendraient rien à rien si on ne leur expliquait pas tout. C’est cela la société du consensus : la société de l’explication interminable où tout événement est précédé par sa signification qui est toujours univoque et que seuls connaissent les savants.
Vous donnez un sens particulier à ce mot consensus : la société du consensus, ce n’est donc pas celle où tout le monde est d’accord mais celle où il faut être d’accord…
J. RANCIÈRE Oui, ce que j’appelle aujourd’hui consensus n’est pas l’idée qu’il faut que tout le monde s’entende, mais l’idée qu’on est obligé de consentir parce que les choses sont comme elles sont et qu’il n’y a pas moyen de faire autrement. C’est le fameux no alternative de Thatcher qui transforme des choix partisans en constatation d’une réalité indéniable .
Je voudrais revenir sur cette société ultra-pédagogique encadrée par des experts. Dans son essai Où sont passés les intellectuels ?, l’historien italien Enzo Traverso fait remonter l’idée de l’intellectuel qui s’engage au service d’une cause à Zola au moment de l’affaire Dreyfus. Traverso note qu’à la fin du XXe siècle, la notion d’intellectuel est progressive-ment remplacée dans le débat public par celle - plus floue - d’expert. Il explique que cette tendance coïncide avec le tournant conservateur des années 80 et il me semble qu’elle s’est encore accélérée à partir des années 2000. Dans le domaine de l’information, je voulais vous demander si vous faites un lien entre cette omniprésence de l’expertise et notre entrée dans l’ère dite du Web 2.0, qui permet à chacun d’être producteur et diffuseur de contenu ? S’agit-il pour certains médias mainstream d’une réaction à cette forme de démocratisation de l’information : reprendre la main en séparant le bon grain de l’ivraie ?
J. RANCIÈRE Je ne le crois pas. Ce genre d’explication ne fait que reprendre une vieille antienne qui est bien antérieure aux technologies nouvelles de la communication. C’est un discours qui s’est constitué au dix-neuvième siècle , représentant l’homme « démocratique » comme un individu submergé par des informations qu’il ne peut pas maîtriser. Taine décrivait ainsi dans les années 1860 le malheureux citadin aux prises avec les signes et les images par-tout présents sur les affiches des rues, les titres des journaux, les publicités, etc. Et dans les années 1870 on a vu se développer obsessionnellement le thème de la fatigue qui menaçait les cervelles prolétaires submergées par trop d’informations . Je ne pense pas qu’il faille chercher dans les transformations objectives du monde les causes de l’inégalité. Je pense au contraire que l’inégalité est à proprement parler une passion et que cette passion crée toute une vision du monde et se sert de n’importe quel phénomène contemporain.
É. DELORME Vous dites que la clef de voûte de cette vision du monde inégalitaire est la notion d’explication. Les mécanismes d’apprentissage des pratiques artistiques s’appuient aussi sur l’assimilation par l’imitation et la répétition. L’imitation et la répétition offrent, me semble-t-il, une alternative à l’explication.
J. RANCIÈRE Ce qui me paraît intéressant dans l’imitation et la répétition – qui ont souvent été méprisées par l’enseignement général – c’est qu’elles sont à la portée de tous et toutes. Elles font partie des tout premiers outils dont nous disposons pour appréhender le monde. Au fond, l’expérience de Jacotot renvoie à celle que nous faisons de la langue maternelle. Parmi tous les apprentissages humains, il en est un que l’enfant fait tout seul par l’imitation et la ré-pétition, sans que personne ne lui ait encore appris quoi que ce soit à l’école : apprendre à parler la langue que l’on parle autour de lui. Pour Jacotot, cela signifie qu’il y a en tous une égale capacité d’apprendre par soi-même.
Qu’au fil de son histoire, le Conservatoire s’ouvre régulièrement à de nouvelles esthétiques contribue-t-il à faire évoluer les manières d’enseigner ?
É. DELORME Ces nouvelles esthétiques apportent avec elles leurs propres modes d’apprentissage. Dans leur entretien, les chorégraphes Johanna Faye et Saïdo Lehlouh – tous deux issus du hip-hop – expliquent être soucieux de ne pas uniformiser les singularités de chaque interprète. Pour éviter cet écueil, ils s’inspirent d’espaces de danse partagés comme celui de la jam. Le cas de la culture hip-hop est particulièrement intéressant car – à travers les battles ou les cyphers – les danseurs ont su créer et développer des espaces médians, à la frontière de la représentation, de la compétition et de l’échange : on y va pour performer et se confronter devant un public, mais aussi pour apprendre de l’autre. En outre, le visionnage et le partage de vidéos – hier par la télévision, aujourd’hui par Internet – ont joué un rôle déterminant dans la diffusion et l’apprentissage de cette culture et de ces danses. Ces nouveaux modes d’apprentissage, qui travaillent l’imitation et une certaine forme d’autodidaxie, ont rendu beaucoup plus perméables les frontières entre les différents styles.
La réflexion sur l’égale dignité des intelligences rappelle celle qui a été menée dans le champ culturel…
É. DELORME Oui, depuis quelques décennies, le champ culturel est travaillé par les débats sur les notions d’art savant et d’art populaire. Partant du constat que notre société était inégalitaire, que la culture était détenue par un petit nombre, nous sommes passés à une phase dite de démocratisation culturelle, puis par des phases de médiation et d’éducation artistique et culturelle. Nous sommes aujourd’hui dans l’ère des droits culturels qui reconnaît une égale dignité aux cultures de chacun, de même que vous parliez de la nécessité de casser une vision du monde basée sur la hiérarchie des intelligences.
Ces droits culturels vous paraissent-ils un outil efficace et pertinent pour travailler la question de l’égalité ?
J. RANCIÈRE J’en doute fort car on retrouve la même équivoque pour la culture que pour le savoir. La notion de culture me paraît doublement biaisée. Elle était biaisée à l’époque où l’on considérait la culture comme un patrimoine auquel certains avaient accès tandis que les autres en étaient privés, et où l’on se demandait comment la faire circuler de haut en bas. Cette vision a été critiquée pour sa verticalité. On a donc remplacé la culture d’en haut par des cultures. Mais dans ce nouveau schéma, je perçois le danger d’une nouvelle assignation à résidence, avec Bach sur instruments anciens pour les uns et le rap pour les autres. On en revient aux poètes ouvriers à l’époque de Jacotot, dont on attendait qu’ils fassent de la poésie populaire pour accompagner les travaux et les fêtes du peuple. Mais eux voulaient faire de la poésie comme les autres. Je ne crois pas que cette question des droits culturels puisse amener plus qu’un nouveau partage où chacun restera campé dans son pré carré. Cette reconnaissance se-rait une nouvelle manière d’enfermer les gens dans leur monde.
É. DELORME Ce n'est pas ainsi que je le perçois. En reconnaissant à chacun à la fois le droit de participer à la vie culturelle et d’accéder à sa propre culture, il me semble que les droits culturels cherchent justement à éviter cet enfermement : non assigner à une culture mais reconnaître à chacun le droit d’être multiple, d’avoir plusieurs cultures qui se rencontrent et s’enrichissent mutuellement tout au long de sa vie.
J. RANCIÈRE Dans les deux cas, la culture est pensée comme une chose que l’on possède. Elle a un caractère identitaire. C’est la raison pour laquelle, de manière un peu provocatrice, je préfère l’idée d’expérience esthétique à l’idée de culture : parce que l’idée d’expérience com-porte l’idée de quelque chose que l’on fait et que l’on ressent. Elle revient à se placer dans un espace ouvert sans division ni répartition. À mes yeux, l’important n’est pas de dire qu’il y a toutes sortes de cultures mais de voir comment les traditions artistiques – par exemple, musicales et chorégraphiques – peuvent se mélanger : c’est un travail qui abolit les différences et non un concept bureaucratique.
É. DELORME Je suis d’accord avec vous sur l’importance de l’expérience esthétique, mais il me semble qu’il y a autre chose dans l’idée de culture. Lorsqu’en 1946, l’UNESCO définit les droits culturels comme droits fondamentaux de l’être humain, elle insiste sur les questions d’histoires et d’héritages. Je crois que nous sommes tous les produits d’une certaine histoire – fût-elle multiple – et d’un certain héritage culturel avec lesquels nous sommes en dialogue tout au long de notre vie. Bien sûr, un dialogue implique parfois de ne pas être d’accord, d’être en rupture. Et nous avons tous un droit – voire un devoir – d’inventaire sur la culture qui nous a façonnés. Mais lorsque deux traditions artistiques se rencontrent et se mélangent, il arrive que ce qui en résulte se réduise à leur plus petit dénominateur commun. Alors nous devons accorder de l'importance à la reconnaissance préalable des cultures et à la qualité de leur dialogue, si l'on souhaite que ce qui se crée ne soit ni l’une ni l’autre, ni leur simple addition – je vous rejoins sur ce point – mais non plus leur réduction.
Ne s’agit-il pas au fond d’une dramaturgie en deux actes ? La reconnaissance ne doit-elle pas précéder le mélange ? Si le mélange des cultures s’effectue sans reconnaissance préalable de leur égale dignité, ne risque-t-il pas d’être unilatéral, de virer à des formes de pillage, d’appropriation ou d’invisibilisation dans laquelle la culture dominante a tout à gagner et la culture dominée, tout à perdre ?
J. RANCIÈRE Je pense que la question n’est pas de perdre ou de gagner. Elle est d’abord de savoir si on accrédite ou non la vision identitaire des cultures et la ségrégation de fait qui l’accompagne et peut passer aussi bien par la reconnaissance polie que par l’indifférence ou le mépris. La crainte de l’échange inégal part de cette vision figée. Elle oublie que ce qu’on appelle une culture est en lui-même un mélange de pratiques issues de traditions diverses et que les pratiques elles-mêmes voyagent depuis longtemps entre des univers différents .Ce qui arrive à une musique de transe soufie ou à une musique de nouba jouée sur une scène de concert à Paris est-il moins respectueux que ce qui arrive sur la même scène à une Passion de Bach ? Ce qui est intéressant en art est la rencontre des pratiques. Le concept même de culture fonctionne comme un interdit de rencontre.
Au-delà de ce débat, vous vous accordez tous deux à décrire une culture non pas figée mais ouverte, en expansion, en perpétuel devenir… Nous sommes ici au Conservatoire, une institution dont le nom porte l’idée d’héritage. Comment faire dialoguer cette notion d’héritage avec l’idée de création en mouvement ?
É. DELORME Pour répondre à cette question, j’aimerais moi aussi poser une question à Jacques Rancière : quel regard portez-vous sur le Conservatoire ? Quelle image avez-vous de notre institution ?
J. RANCIÈRE Il me semble qu’il y a cette image classique, traditionnelle qui s’attache au Conservatoire. Il existe des écoles d’art où il n’y a aucune norme préexistante. Ce n’est pas le cas du Conservatoire. Bien sûr, nous savons que les pratiques se transforment. Mais J’imagine que le fait qu’à l’origine, l’institution formait essentiellement des interprètes, contribue à maintenir un point de résistance. Il y a cette préexistence des œuvres qui induit un certain schéma de préservation du patrimoine, de conservation. En même temps, c’est un rappel à la matérialité d’une pratique qui résiste elle-même aux modes.
É. DELORME Vous avez raison de souligner qu’une institution - fût-elle âgée de 230 ans - est toujours portée par le récit qui l’a vue naître : de même que la trajectoire d’une pierre que l’on lance est déterminée par le mouvement initial que notre main lui a imprimé. Pour autant, ceux qui font vivre l’institution au jour le jour ont la possibilité de poursuivre ce récit initial. Par exemple, le spectre de nos formations n’a cessé de s’élargir au fil du temps - je pense, par exemple, à l’ouverture du département jazz et musiques improvisées. Par ailleurs, nous ne formons pas que des interprètes mais également des compositeurs, des musicologues, des choréologues, des ingénieurs du son… Cette ouverture contribue à faire évoluer ce qui fut l’ADN d’origine.
J. RANCIÈRE Oui, on voit bien que le Conservatoire cherche autre chose que de conserver : en introduisant de nouvelles pratiques musicales autrefois méprisées en s’intéressant à des instruments qui n’étaient pas considérés comme nobles…
É. DELORME Cette réflexion sur ce qui est noble et ce qui ne l’est pas, ce qui est populaire et ce qui ne l’est pas m’intéresse beaucoup car j’ai l’impression que l’Histoire de notre institution est constamment travaillée par cette question. C’était bien sûr le cas il y a trente ans lorsque le Conservatoire a déménagé pour s’ancrer à La Villette, dans l’ancien quartier des abattoirs alors en pleine expansion. Mais c’était aussi le cas dès sa fondation qui résultait de la fusion de deux institutions : une école de chant royal qui visait à former des chanteurs d’opéra - art aristocratique s’il en était - et une école de musique militaire qui entendait former les musiciens de l’armée - issu.es de milieux plus modestes. Le fondateur et premier directeur du Conservatoire après la Révolution française - Bernard Sarrette - était un officier de la Garde nationale.
J. RANCIÈRE J’ai tout de même l’impression qu’au fil du temps s’est imposé dans l’imaginaire collectif le lien du Conservatoire à l’Académie royale de musique. Mais vous soulignez à juste titre que la musique militaire a mis en jeu d’autres pratiques, d’autres classes sociales, d’autres instruments. Ce qui est important, c’est que tout cela puisse se mélanger et non pas seulement s’additionner.
É. DELORME Il est un mot que nous n’avons pas encore prononcé : c’est le mot amateur, étymologiquement celui qui aime. On assiste depuis quelques années - sous le nom de spectacles dits participatifs - à l’essor de pratiques artistiques mêlant professionnels et amateurs. Avec une évolution, me semble-t-il : autrefois perçu comme accessoire, comme un simple supplément d’âme donné à un projet ou à une programmation, ce caractère participatif tend aujourd’hui à devenir le cœur de certains projets. Je pense à des expériences comme celles menées par Boris Charmatz, ou à la récente mise en scène de La Flûte enchantée par Romeo Castellucci, dont l’acte II était tissé de témoignages de personnes accidentées…
J. RANCIÈRE Il me semble que ces évolutions, ces déplacements vont dans le sens de la recherche, de l’enquête et de l’expérimentation artistique dont nous parlons depuis tout à l’heure. Et je pense qu’il est effectivement essentiel d’inscrire la pratique amateure au niveau de la création même. Ici encore, il ne s’agit pas de faire droit à l’amateur d’une reconnaissance polie. C’est, d’une certaine façon, l’artiste lui-même qui doit se rendre amateur, ce qui nous ramène encore une fois à Jacotot et au début de notre discussion : car ce qu’oppose Jacotot à la figure du pédagogue, du maître savant, c’est précisément la figure de l’artiste. L’artiste est celui qui, ayant une personne face à lui, cherche constamment les mots et la forme à donner à son propos : il adopte ainsi la position de l’amateur, de celui qui doute, qui ne sait pas, qui essaie. La pratique amateure n’est pas un supplément à l’art. Elle est inhérente à la pratique émancipatrice. L’artiste émancipé est celui qui s’efforce de toujours conserver le point de vue de l’amateur.
Après Le Maître ignorant, vous avez poursuivi votre réflexion sur l’émancipation dans le champ esthétique. Dans Le Spectateur émancipé, paru en 2008, vous écrivez : « Les images de l’art ne fournissent pas des armes pour les combats. Elles contribuent à dessiner des configurations nouvelles du visible, du dicible et du pensable, et, par là même, un paysage nouveau du possible. » On a l’impression que votre réflexion esthétique naît dans le creuset de la pensée du maître ignorant et, qu’au fond, le danger qui guette la relation entre l’artiste et le spectateur est la même : la tentation de l’explication…
J. RANCIÈRE De manière dominante, le rapport entre art et politique a effectivement été pensé sur un modèle pédagogique : l’art qui doit éduquer. En la matière, l’une des traditions les plus prégnantes est assurément celle de l’art critique de Brecht, où l’art est censé nous faire découvrir quelque chose, nous apprendre quelque chose que nous ne savions pas. C’est un modèle qui demeure très présent, si l’on songe au nombre d’artistes qui font des installations pour nous faire comprendre la marche du monde, le fonctionnement du capital, les inégalités sociales… Tout ça nous montre que le modèle inégalitaire demeure très fort dans le domaine de l’art : l’artiste sait ce que le spectateur ignore. La présupposition inégalitaire perdure au cœur de la volonté égalitaire.
Pouvons-nous nous arrêter un instant sur ce paradoxe ? Un artiste qui adopterait une position d’expliquant, en cherchant à porter un message égalitaire, produirait en fait de l’inégalité. L’intention qui aurait gouverné à la création de son œuvre se trouverait niée par la forme même de cette œuvre, qui ne laisserait aucun espace, aucune place au spectateur…
J. RANCIÈRE Oui, on présuppose toujours que le spectateur est ignorant donc qu’il faut lui apprendre quelque chose, qu’il est passif donc qu’il faut le rendre actif. L’artiste reprend ainsi le rôle du pédagogue avec l’illusion de transmettre quelque chose. Il a une idée, il en fait une œuvre et, parce qu’il a exposé cette œuvre, il a l’impression d’avoir montré son idée, que les gens ont assimilé ce qu’il voulait montrer. Il est important pour moi de critiquer cette illusion : illusion d’une identité entre la production de l’œuvre et la production de son effet, illusion que l’artiste pourrait maîtriser l’effet de son œuvre, illusion qui est finalement maintenue au détriment du spectateur. En réalité, le spectateur n’est pas plus passif que l’étudiant. Il est celui qui écoute, regarde : il passe son temps à travailler pour faire quelque chose de ce qui lui est dit et montré, de ce qui est performé en face de lui. C’est une action qui contribue à la réalisation de l’œuvre elle-même. Il importe de reconnaître l’égalité esthétique entre artiste et spectateur, et cette égalité passe par la valorisation de l’idée de traduction que réalise le spectateur comme l’élève. C’est pourquoi j’ai essayé de réfléchir à rebours de l’art critique qui entendait en quelque sorte imposer un message, un savoir, une vision.
É. DELORME Je voudrais citer à ce sujet les mots de la dramaturge Pauline Peyrade à propos de sa pratique d’écriture : « Je ne sais jamais de quoi seront faits les prochains textes, je le découvre en le faisant. J’essaye de rester étonnée par ce qui naît dans l’écriture, de la même manière que je reste une lectrice étonnée par ce qui s’écrit autour de moi. » Au fond, il s’agirait pour l’artiste de se placer non pas en position d’expliquant mais de traducteur face à son œuvre, de rendre son mystère et son étrangeté à l’œuvre qu’il a pourtant lui-même créée. Il est important que chaque nouvelle génération d’artistes, en présentant un nouveau regard sur le monde, renouvelle notre vision de l’art. Mais il importe également que les œuvres s’ouvrent en elles-mêmes à des sens et des imaginaires pluriels.
J. RANCIÈRE Dans ses Lettres sur l’éducation esthétique, Schiller défend l’idée que l’artiste n’est pas là pour transmettre un message, mais pour essayer de changer tout un régime sensible de perceptions et de pensées. C’est important par rapport à la logique de consensus que j’évoquais précédemment, dont le but est justement d’être d’accord sur ce qu’on voit perçoit, ressent : en somme, une logique d’adéquation entre les faits et les significations. Je pense que le travail de l’art est fondamentalement dissensuel. Il soustrait des situations, des événements, des personnages, des mots au régime de la normalité. Alors que nous vivons dans un monde où tout nous est donné déjà interprété, l’artiste remet de l’ambiguïté et de l’ombre. Il rend les choses à leur opacité et les significations à leur absence d’évidence.
Propos recueillis par Simon Hatab