Éloge de la flambe
Mis à jour le 12 novembre 2025
L’épargne, la sobriété, l’austérité ont toujours été présentées comme les plus précieuses vertus économiques – donc morales. Et si c’était faux ? Et si rien n’était plus dangereux qu’elles, plus nuisible aux individus comme à la société ? Peut-être serait-il temps de se reposer la question de ce que flamber veut dire. Alors que le mécénat artistique est aujourd’hui de plus en plus plébiscité, nous avons demandé à Laurent de Sutter son avis à propos de ce geste que l’on appelle « don ». Ce penseur, qui définit volontiers sa pratique comme relevant de la pop philosophie, livre sur le sujet une réflexion ardente, passionnante et un brin iconoclaste.
Dans un petit pamphlet publié avec un franc succès en 1822 et oublié depuis, Jacques-Gilbert Ymbert, auteur de vaudevilles et maître des requêtes au Conseil d’État, avait choisi de s’interroger sur L’Art de faire des dettes1 . La plaquette, qui adoptait le ton faussement sérieux du conseil de bon aloi, reposait sur une thèse simple : dès lors que l’argent décide de tout dans le monde, il faut bien qu’il circule. Mais comment peut-il circuler ? Il n’y a qu’une réponse possible à cette question : en le dépensant. Or, observait Ymbert, ce qui caractérise les sociétés obsédées par l’argent est le fait que ceux qui tentent à tout prix de le gagner veulent ensuite le garder – tandis que ceux qui n’en ont pas n’ont rien à distribuer. Dans le monde où, suivant la distinction de Jean-Baptiste Say reprise par Ymbert, il existe des « lésants » et des « lésés », il n’est personne qui ne remplisse la fonction salutaire de dépensier – c’est-à-dire d’individu faisant circuler ce qu’il ne possède pas. D’où la nécessité de fournir quelques conseils en matière de dettes – étant donné que les dettes en question n’ont pas d’autre but que de permettre le transfert d’argent de mains où il dort à des mains qui le font vivre. Pour Ymbert, il ne fallait pas transiger : faire des dettes n’a rien à voir avec un financement et son remboursement ; il s’agit d’un acte social – qui, comme tous les actes sociaux, implique d’être conçu de manière soigneuse. En l’occurrence, ce soin, disait-il, devait être consacré, pour l’essentiel, à déterminer qui serait le meilleur candidat à l’endettement – et donc le meilleur candidat à la dépense. Il faudrait, écrivait Ymbert, une sorte d’école de la dépense, qui permettrait de sélectionner les individus les plus à même de flamber comme il faut – car rien n’est plus important pour la bonne santé financière d’une société. D’où le titre de son pamphlet : faire des dettes ne peut être une simple pratique comptable ; cela doit devenir un « art » – et, dans cet art, certains pourront se distinguer, tandis que d’autres échoueront jusqu’au ridicule. Dans tous les cas, cependant, ce ridicule sera toujours moindre que celui du pingre qui, de son argent, ne fait rien.
C’était assez malin. Dès lors que l’argent n’est rien en soi, mais consiste en une sorte de titre d’échange mettant toute chose sur un pied d’égalité, sa valeur ne réside que dans la manière où il effectue un échange – où il permet de convertir quelque chose en quelque chose d’autre. Tant qu’il n’est pas dépensé, l’argent n’est que virtuel : il représente une simple possibilité – peut-être un rêve, un fantasme ou un désir ; en tout cas, il ne possède aucune réalité propre, aucune valeur qui lui appartiendrait de manière essentielle. L’argent n’a de valeur que de ce qu’il permet d’échanger, à quoi il donne un prix ; conservé dans un coffre-fort ou sur une base de données d’ordinateur, il n’est rien de plus qu’une information sans importance – quoi qu’on puisse penser, par ailleurs, de la question de la « fortune » et de son classement par les magazines. Plaider pour un art de faire des dettes, comme le voulait Ymbert, était une manière de rappeler ce qui devrait être une vérité élémentaire : si l’argent peut tout, il ne le peut qu’en tant que cette possibilité soit actualisée. Pour le dire d’une autre manière : l’argent n’a d’importance que dépensé – et non conservé, accumulé, thésaurisé, et ainsi de suite ; l’argent n’a d’importance qu’en tant qu’il circule et fait circuler – qu’en tant qu’il introduit, dans le monde inerte des choses, la vie de leur mouvement. « Avoir » de l’argent n’est rien ; « faire » avec de l’argent est tout – de sorte que ce qui importe d’abord, en matière pécuniaire, n’est pas la fortune mais, en effet, la manière dont on se libère de son argent. Ymbert avait tiré l’ultime conséquence de cette idée : si, en effet, l’argent vit d’abord d’être perdu, alors en gagner n’a pas non plus d’importance – il suffit de le faire circuler. L’affaire était logique : accumuler de l’argent réclamant un temps qui ne peut être consacré à le dépenser, la meilleure manière de lui faire honneur est de dépenser un argent qu’on ne possède pas – donc de s’endetter. Rien ne pourrait sembler plus grotesque à un esprit rationnel – pourtant, disant cela, Ymbert renouait avec plusieurs vérités de l’économie politique que l’époque a trop vite oubliées – à commencer par celle voulant qu’on ne dépense jamais que pour soi : on dépense d’abord pour autrui.
Qu’est-ce que cela signifie ? C’est très simple. Au contraire d’une idée très répandue voulant que la dépense soit avant tout un acte égoïste, il faut la considérer comme s’inscrivant par nature à l’intérieur d’un réseau qui excède de loi l’individu. Outre le fait que mon argent vient de quelque part (je ne l’ai pas fait apparaître par magie), le dépenser implique toujours une cause à cette dépense (quelque chose à laquelle j’aurais accédé) ainsi qu’un bénéficiaire. On dépense toujours au profit de quelque d’autre : on dépense toujours pour rendre quelqu’un d’autre plus riche – même si, par la même occasion, on le devient aussi soi-même, soit par chance, soit par ruse, soit par règle du jeu. La dépense est, comme l’avait bien compris Ymbert, une activité sociale – et peut-être même la plus essentielle : sans cycle de la dépense, sans doute n’y a-t-il pas de société envisageable tout court. Pour qu’il y ait société, il faut que quelque chose passe d’un individu à l’autre, qui les maintienne dans un espace de tension et de mouvement à l’intérieur duquel quelque chose de nouveau possède une chance de se produire. La dépense, de ce point de vue, représente une sorte de don à la société – le don fait, à cette société, de la vie qui lui donne sa dimension de société, et non de simple rassemblement aléatoire d’individus plus ou moins forcés de cohabiter. Les théoriciens de l’échange et du luxe, au XVIIIe siècle, avaient déjà beaucoup insisté sur ce rôle inattendu que peut jouer l’argent dans une économie dont le principe premier serait l’excès. David Hume, en particulier, avait souligné combien le luxe (ce qu’en termes marxiens ont pourrait nommer la « plus-value ») était ce qui permettait d’imaginer un monde où la condition de chacun puisse être transformée pour le mieux2. Ce ne sont pas les nécessités ou les besoins qui décident d’une société ; c’est ce qui vient de surcroît – c’est le supplément, l’excès, le trop, dont la disponibilité à tous entraîne cette société dans une sorte de spirale ascendante. Mais cet excès ne peut pas être un excès de richesse (Hume détestait les banques) ; cela ne peut être qu’un excès de don.
Dépenser, c’est donner : dépenser, c’est entrer dans un dynamique d’échange qui implique de façon nécessaire que, même s’il s’agit d’en retirer un profit, un don ait lieu de part et d’autre. Il s’ensuit, à l’inverse, que ne pas dépenser équivaut à refuser l’échange – à nier la possibilité du don, de la contrepartie, donc, aussi, la possibilité d’une circulation à l’intérieur d’une société qui en a besoin pour vivre. Refuser de dépenser, c’est tuer la société – et c’est exactement ce qu’accomplissent tous ceux qui, à quelque niveau que ce soit, défendent aujourd’hui, sans en mesurer les conséquences, quelque chose comme une « austérité ». Qu’il s’agisse de celle, forcée, que des gouvernements mettent en œuvre au nom de critères économiques imposés par le Fonds Monétaire International ou la Banque Centrale Européenne, ou qu’il s’agisse de celle, volontaire, dont certains partisans de la décroissance se veulent les avocats, la logique est la même. Il s’agit de retirer de la société quelque chose qui s’y trouve – il s’agit d’en retirer ce qui en assure le mouvement, donc la vie, et, avec elle, ce qui, de cette vie, finit par retourner à l’existence des individus. L’austérité est la mort des sociétés : elle est la mort des sociétés parce qu’elle est la mort de l’échange – la mort de la transaction à l’intérieur de laquelle ce qui n’était que possible devient soudain réel et, partant, en produit un double excès. Dans la dépense, tout le monde gagne toujours – même lorsqu’on s’est fait arnaquer (au pire, on gagne une expérience) ; dans l’austérité, personne ne gagne jamais – surtout si le prétexte de cette austérité est de rembourser telle ou telle dette. Ymbert l’avait bien vu (et, aujourd’hui, les tenants de la Théorie monétaire moderne lui donnent raison) : une dette n’est pas faite pour être remboursée ; une dette est faite pour être remplacée par une autre dette – suivant la dynamique sociale de l’échange3. Car, en réalité, dépenser, c’est s’endetter – au sens où c’est se placer sous la dépendance de la personne qui vous vend ou vous loue quelque chose : on ne s’endette pas que vis-à-vis de son débiteur, on s’endette aussi vis-à-vis de son créditeur. Il faut donc faire des dettes et flamber – puisque l’avenir des sociétés en dépend.
1 Jacques-Gilbert Ymbert, L’Art de faire des dettes (1822), éd. Jean-Claude Masson, Paris, Rivages, 1996.
2 David Hume, « Du raffinement dans les arts » (1752), Essais moraux, politiques et littéraires, et autres essais, éd. Gilles Robel, Paris, Puf, 2001, p. 442 (cet essai fut re-titré « Du luxe » dès l’édition de 1760). Sur la querelle du luxe au XVIIIe siècle, voir Arnaud Diemer, « Quand le luxe devient une question économique. Retour sur la querelle du luxe du XVIIIe siècle », Innovations, 2013, vol. 2, n° 41, p. 9 et suivantes.
3 Sur ce point, voir le livre fondamental de Stéphanie Kelton, Le Mythe du déficit. La Théorie moderne de la monnaie et la naissance de l’économie du peuple, trad. fr. Paul Chemla, Paris, LLL, 2021. Voir aussi Pavlina R. Tcherneva, La Garantie d’emploi. L’Arme sociale du Green New Deal, trad. fr. Christophe Jaquet, Paris, La Découverte, 2021.
Laurent de Sutter
Laurent de Sutter est professeur de théorie du droit à la Vrije Universiteit Brussel et à Sciences Po Paris. Il est l’auteur d’une trentaine de livres publiés en quinze langues et couronnés de nombreux prix. Parmi ses derniers ouvrages : Superfaible : penser au XXIe siècle (2023), Décevoir est un plaisir (2024), L’Art de l’ivresse (2025). Il dirige les collections Perspectives critiques (Puf) et Theory Redux (Polity).
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