Dialogue intercontemporain
Mis à jour le 25 novembre 2022
Depuis plusieurs années, le Conservatoire offre aux étudiant·es des classes de composition la possibilité de mener un travail approfondi avec les solistes de l’Ensemble intercontemporain : une manière de faire éclore les jeunes talents en même temps que de les mettre en lumière.
C’est à nouveau le cas cette saison : sous la direction d’Oscar Jockel – nommé cette saison chef assistant de l’Ensemble intercontemporain – l’Ensemble crée notamment une œuvre du jeune Tobias Feierabend, étudiant de composition de Frédéric Durieux. Nous avons discuté avec eux des enjeux de ce véritable passage initiatique.
Tobias, que représentent ces ateliers avec l’Ensemble intercontemporain pour un jeune compositeur ?
TOBIAS FEIERABEND
D’abord, du point de vue de l’apprentissage du métier, c’est l’occasion de travailler avec des interprètes de très haut niveau. En tant que jeunes compositeurs et compositrices, les musicien·nes avec lesquel·les nous travaillons sont le plus souvent nos condisciples de conservatoire – et c’est déjà une vraie chance : certain·es ont déjà monté d’excellentes formations de musique de chambre, et font montre d’une belle ouverture esthétique et d’un très bon niveau technique. Mais ils et elles ont parfois moins l’habitude des musiques de création et, lorsqu’on évoque avec elleux certains sons ou certaines techniques, ils ou elles peuvent avoir besoin d’un peu de temps avant d’obtenir un rendu satisfaisant. Les solistes de l’EIC n’ont pas ces limitations : leurs expérience et expertise accélèrent le processus, et leurs retours techniques sont d’une fiabilité à toute épreuve ou presque. L’idée est donc d’échanger avec eux, d’essayer des choses, voire de rater pour mieux se reprendre. C’est aussi une occasion unique de se frotter à la réalité sonore de ce que nous avons imaginé, des techniques que nous avons envisagées, des textures que nous avons voulu tisser. C’est l’épreuve du réel : parfois, ce que l’on a écrit n’est pas faisable, ou pas pratique, ou ne sonne pas comme on le voudrait. À l’inverse, on peut avoir d’agréables surprises, et des « erreurs » (c’est-à-dire des passages mal écrits, ou propices aux malentendus) peuvent aider à enrichir la partition. Enfin, c’est l’occasion d’être joué par un ensemble de renom – ce dont on pourra se prévaloir dans le futur. Avoir eu une de ses pièces jouée, et a fortiori créée, par l’EIC donne une légitimité en même temps qu’une visibilité, ce qui n’est pas négligeable.
Avez-vous participé à d’autres ateliers du même type avec d’autres ensembles ?
TOBIAS FEIERABEND
Oui, mais dans d’autres circonstances. Généralement, il n’y avait qu’un nombre restreint de services de répétitions, ce qui limitait les échanges. Même si les musicien·nes étaient excellents, et arrivaient très rapidement à interpréter les pièces.
Et vous, Oscar, avez-vous déjà eu l’expérience de travailler avec des aspirant·es compositeurs et compositrices ?
OSCAR JOCKEL
Au cours de mes études de direction d’orchestre et de composition, j’ai déjà pu assurer la création des pièces de mes collègues et j’ai ainsi acquis une expérience précieuse. C’est l’un des éléments les plus importants dans la formation d’un·e compositeur·rice que d’assister à l’exécution de ses propres œuvres et de les accompagner. En effet, il existe normalement une division stricte du travail dans le monde de la musique classique (on peut l’approuver ou le regretter). D’abord, on s’assied seul à son bureau et on imagine quelque chose, ensuite vient la mise en pratique de ce qui a été imaginé. Dans le processus de création d’une partition, il peut toujours y avoir des moments où l’on n’est pas tout à fait sûr qu’elle sonne dans la réalité comme on l’a imaginée dans le contexte global. Ce n’est que l’expérience réelle, et le reflet de sa propre idée renvoyé par d’autres musicien·nes, qui permettent de se rendre compte de ce que l’on veut peut-être encore améliorer.
Tobias, vous allez donc composer ou avez déjà composé une pièce spécifiquement pour cet atelier : la perspective du travail avec les solistes change-t-elle votre manière d’approcher l’écriture ?
TOBIAS FEIERABEND
Cela a certainement un impact. Écrire pour l’EIC, c’est avoir de gros moyens instrumentaux, avec un effectif conséquent (ma pièce, intitulée Night Light, est destinée à 14 musicien·nes), et des instrumentistes maîtrisant parfaitement plusieurs instruments de la même famille (par exemple, celui qui tiendra la partie de clarinette serait parfaitement capable de jouer tout aussi bien des clarinettes basse ou contrebasse). Je me suis ainsi par exemple autorisé des passages rythmiques très complexes à mettre en place, ayant toute confiance en l’EIC pour y parvenir. C’est aussi un ensemble qui a un héritage, une histoire et un son, et je ne crois pas que j’aurais écrit la même pièce pour un autre ensemble, même de niveau équivalent.
En quoi consistent les préparatifs à ces sessions de travail ?
TOBIAS FEIERABEND
En amont de la composition, nous nous sommes réunis pour expliquer notre projet et en déterminer la nomenclature. À chacun d’entre nous a été attribué un·e soliste référent·e dont le rôle est de faire la médiation entre l’étudiant·e et les musicien·nes de l’Ensemble. D’ici aux premières répétitions, j’ai prévu d’envoyer des fragments de partition à certain·es instrumentistes afin de m’assurer que certains passages sont bien jouables, ou pour savoir s’il n’y aurait pas des doigtés, des techniques ou des astuces qui permettraient d’avancer plus rapidement en répétition. Ces allers-retours avec les musicien·nes pour vérifier et réviser certains points techniques sont assez habituels pour nous autres étudiant·es, avant l’achèvement d’une partition. Et les musicien·nes sont généralement très à l’écoute.
OSCAR JOCKEL
La première chose que les étudiant·es en composition doivent faire est de respecter une date limite à laquelle ils ou elles doivent rendre l’ensemble de la pièce. Le simple fait de devoir être prêt·e à un certain moment pour que les solistes puissent se préparer est une expérience pédagogique précieuse. Dans ce contexte, en tant que compositeur·rice, il faut penser à tout pour que les interprètes puissent travailler la pièce seuls, dans le silence de leur chambre.
Comment se dérouleront ces ateliers ?
OSCAR JOCKEL
Nous avons prévu sept répétitions de trois heures avant le concert, au cours desquelles les compositeur·rices auront suffisamment de temps pour avoir un retour de l’ensemble et éventuellement apporter des modifications sur leurs partitions.
Mon professeur, Frédéric Durieux, a l’habitude d’assister aux répétitions, pour aider au processus, participer aux dialogues et débats avec les musiciens, et apporter un regard extérieur.
Oscar, quel sera plus particulièrement votre rôle ?
OSCAR JOCKEL
Je me considère avant tout comme un médiateur. Dans un premier temps, j’essaie, à partir de la partition, de reproduire le plus fidèlement possible les idées du ou de la compositeur·rice. Ensuite, il se peut qu’il y ait quelques difficultés dans le travail de traduction de la notation et j’essaie de trouver avec le ou la compositeur·rice des solutions optimales pour représenter au mieux la vision ou l’idée de l’œuvre. Ce faisant, mon rôle pédagogique n’est pas tant celui d’un professeur qui enseigne, mais plutôt celui de quelqu’un qui essaie de faire sonner l’œuvre écrite et qui propose peut-être des solutions à partir de son expérience de direction d’orchestre de musiques les plus diverses.
Dans quelle mesure cet atelier peut-il être, comme l’évoquait Tobias en ouvrant cet entretien, un laboratoire d’expériences ?
OSCAR JOCKEL
Dans tous les cas, il s’agit d’abord d’un espace protégé permettant de faire de nouvelles expériences et ce faisant de grandir. J’essaie de donner aux compositeur·rices suffisamment d’espace pour développer leur vision. En même temps, cet excellent ensemble, avec son histoire incomparable et son immense expérience, offre une possibilité inestimable de faire un travail réaliste avec un ensemble -professionnel à la pointe absolue de la musique contemporaine, avec l’efficacité nécessaire compte tenu du temps limité de répétition. Il est donc d’autant plus important pour les compositeur·rices d’apprendre à communiquer leurs propres idées (de préférence sur la partition) et, le cas échéant, à communiquer aussi précisément que possible leurs souhaits de modification au cours du processus de répétition.
Tobias, y a-t-il justement des domaines que vous aimeriez travailler, et sur lesquels vous pensez que les solistes de l’EIC peuvent plus particulièrement vous aider ?
TOBIAS FEIERABEND
Dans mon cas, la partition est terminée, mais il n’est pas impossible que je la révise – ce que, au reste, j’aurais également pu faire dans le cadre d’un service habituel. Night Light est une pièce d’environ 14 minutes, en cinq mouvements enchaînés. Comme son titre (« veilleuse » en anglais) l’indique, l’atmosphère générale de l’œuvre est « nocturne », avec l’idée d’un fil conducteur lié au monde de l’enfance (et notamment des bribes de berceuses) et à l’onirisme. Les domaines que j’aimerais travailler relèvent donc davantage de la « cuisine » compositionnelle. Je cherche une écriture très précise, je sais ce que je veux entendre. Et je veux être sûr, par exemple, qu’il est possible, sur un certain instrument, de maintenir une certaine justesse, même à une certaine vitesse ou sur un certain rythme. À l’inverse, lorsque je veux cultiver une forme de « fragilité » dans le timbre (ce que je fais beaucoup car j’aime la poésie que cela dégage), je veux être sûr que cette fragilité est bien celle que j’imaginais, et qu’elle reste dans une certaine fenêtre d’acceptabilité. Sinon, on amende et on réajuste. Pareil pour les textures : le deuxième mouvement, par exemple, est rythmé et vif, mais il doit sonner comme de la dentelle légère. Cela fonctionnera-t-il ? Pas sûr. Il faudra peut-être revoir les équilibres de nuances entre les groupes instrumentaux, réajuster l’énergie rythmique, etc. Ce deuxième mouvement fait partie des passages pour lesquels l’EIC me semble l’ensemble idéal, et cet atelier sera l’occasion de vérifier que ce genre de texture est possible à mettre en œuvre…
OSCAR JOCKEL
L’idée est d’offrir aux compositeur·rices une expérience épanouissante et enrichissante et le courage de préciser et de poursuivre leur chemin propre.
Propos recueillis par Jérémie Szpirglas
C’est une occasion de se frotter à la réalité sonore de ce que nous avons imaginé, des techniques que nous avons envisagées, des textures que nous avons voulu tisser. C’est l’épreuve du réel.