Ce soir on improvise
Mis à jour le 10 novembre 2023
Fondée par Alain Savouret en 1993, la classe d’improvisation générative est aujourd’hui entre les mains d’Alexandros Markeas et Vincent Lê Quang, qui en sont eux-mêmes d’anciens étudiants. L’un est compositeur de musique contemporaine, l’autre œuvre dans le jazz dit « de création » : leur alliance représente à merveille la nature ouverte de l’improvisation générative, suspendue entre les mondes, se dérobant à toute classification. Cette classe, qui fête tout juste ses 30 ans, accueille chaque année des étudiant·es à la redécouverte de leur instrument.
Pouvez-vous revenir sur le contexte de la naissance de la classe ? Quel accueil a-t-elle reçu ?
ALAIN SAVOURET
C’est Xavier Darrasse, qui était le directeur du CNSMDP à l’époque et que j’avais rencontré dans la classe de Messiaen dans les années 1960, qui m’a appelé en 1992 pour essayer de faire en sorte que les compositeur·rices ne réduisent pas systématiquement la composition à l’écriture. Dans les années 1980, à rebours d’une époque totalement dominée par Boulez, j’avais développé ce que j’avais pompeusement nommé des « maîtrises d’œuvre », dans une optique d’ouverture sur des sociétés musicales élargies (orchestres mais aussi chœurs, orphéons, fanfares, etc.). J’étais engagé comme salarié dans un lieu, une ville, une région ou un département pendant un temps – ça pouvait être six mois, un an – pour y faire quelque chose, mais quelque chose qui n’était pas déterminé à l’avance, et que j’allais progressivement découvrir en étant sur place et en rencontrant les gens. Xavier Darrasse, qui est malheureusement décédé trois semaines avant mon arrivée, souhaitait apporter ce type de réflexion et de stratégie aux compositeur·rices. J’ai donc débarqué au Conservatoire fin 1992, et c’est avec Marc-Olivier Dupin, le successeur de Darrasse, qu’a commencé d’abord la réforme des prix, puis l’élaboration de la classe. L’élément qui me semblait important, c’était de ne pas limiter la notion de composition à l’objet partition. Je me suis demandé ce qui pourrait aller contre ça, et c’est là que j’ai eu l’idée de travailler avec les instrumentistes pour leur montrer qu’ils et elles pouvaient être inventeurs de musique eux aussi. D’où une ouverture à l’invention libre. Un premier atelier a eu lieu en 1993, et la classe est née peu après. L’année suivante, Rainer Boesch m’a rejoint en tant que deuxième enseignant.
Pourquoi l’avoir appelée classe d’improvisation « générative » ?
ALAIN SAVOURET
Il fallait la distinguer des improvisations idiomatiques que l’on peut trouver dans le baroque ou le jazz. De plus, il s’agissait de mettre la formation de l’oreille au cœur de la démarche. L’improvisation en tant que genre n’était pas le problème, le but était de former l’oreille de façon suffisamment générale pour que n’importe quelle façon de faire ou de penser la musique puisse être intégrée. Il s’agissait de faire entendre plus large. Dans un de ses postulats fondamentaux, Pierre Schaeffer dit : « L’entendre précède le faire. » J’ai transformé ce principe en : « L’entendre génère le faire », pour signifier que les gens qui viendraient dans cette classe apprendraient par l’oreille. D’où improvisation « générative »1.
Comment définiriez-vous cette improvisation ?
ALEXANDROS MARKEAS
L’improvisation générative, c’est avant tout de l’improvisation libre. Cette pratique musicale ne se base pas sur une organisation préalable des notes, des intervalles ou encore des formes. Elle travaille directement avec le son qui est interprété et organisé quasi instantanément par l’oreille et les réactions intuitives de chaque musicien. Elle entretient aussi un lien avec l’aléatoire. Quand on commence à jouer, on ne se concerte pas, mais on essaye dans le jeu, au fur et à mesure, de transformer le hasard en nécessité. Les musicien·nes improvisateur·rices sont à l’affût de ce qui va se passer, des combinaisons sonores, des déploiements de formes, des textures – quitte à parfois trouver des choses qu’ils et elles ne cherchaient pas. Dans les langues latines, « improvisation » vient du mot « improviser », qui désigne l’imprévu, mais en grec on parle d’ αυτοσχεδιασμός (autoschediasmos), qui renvoie à quelque chose qui se déploie de lui-même, qui s’auto-dessine. On porte l’accent sur le côté génératif de la chose.
ALAIN SAVOURET
De surcroît, c’est une pratique musicale qui est personnalisée, caractérisée. C’est un art expérimental. On n’est pas rattaché à un système de valeurs préexistant (la tonalité, le sérialisme, etc.), mais on prête attention au caractère des personnes, à ce qu’ils ont envie de dire en tant qu’être. Chacun·e peut utiliser sa propre personnalité pour nourrir sa pratique instrumentale – qui est rockeuse dans le civil, qui a des origines bretonnes, etc. – et ainsi se révéler en tant qu’individu.
VINCENT LE QUANG
Ce que j’ai ressenti quand j’étais étudiant, c’est le fait qu’on ne se demandait pas si notre improvisation était bonne ou mauvaise, on s’interrogeait sur ce qu’elle traduisait de la vérité de ce que je suis, de ma relation à mon instrument, de ma relation à l’autre et de mon écoute.
Comment contournez-vous le paradoxe qui consiste à enseigner quelque chose qui ne peut se fixer ? Quels types d’exercices proposez-vous aux étudiant·es ?
ALEXANDROS MARKEAS
Le même paradoxe s’applique à la composition ou à toute forme d’invention : on ne peut pas dire aux gens quoi faire, mais on peut proposer différentes situations artistiques. En général, on crée un dispositif et on laisse les étudiant·es l’animer. Tout le monde est complètement libre, c’est-à-dire qu’on ne se dit pas ce qu’on fera, on se lance juste dans le son.
VINCENT LE QUANG
Durant toutes mes années d’enseignement, quasiment tous les cours ont commencé par une improvisation, avant même presque qu’on ne se soit dit bonjour, ou du moins en guise de bonjour. Le travail du professeur consiste, en fonction de ce qui s’est passé les semaines précédentes, à imaginer quelque chose pour travailler tel ou tel aspect de l’entendre, tel ou tel aspect de la relation avec l’autre. On a à notre disposition toute une gamme de modes d’action, qui peuvent aller d’une forme de composition verbale, avec par exemple un scénario, à des choses beaucoup plus larges, dont la consigne pourrait ressembler à : jouons quelque chose avec le même degré de liberté que la dernière fois, mais cette fois-ci en portant notre attention uniquement sur les moments de silence ou bien uniquement sur les sons les plus ténus. Bref, en changeant notre manière de percevoir, et notre volonté même de percevoir. Par une espèce de continuum entre l’improvisation la plus libre et quelque chose qui est de l’ordre de la composition, on apporte une diversité d’expériences aux étudiant·es.
ALEXANDROS MARKEAS
Et après on partage nos sensations, on échange pour voir ce qu’on a ressenti de la même manière et ce qu’on a ressenti différemment, parfois même de manière diamétralement opposée.
VINCENT LE QUANG
J’aime particulièrement quand ce temps d’échange se fait tout seul, quand les étudiant·es prennent la parole spontanément : « Là, je ne comprends pas pourquoi tu as joué ça ? », etc. On dépasse l’idée de réussir un objet esthétique pour se situer dans la finesse et la force des relations entre les gens.
Comment mesurez-vous la progression des étudiant·es ?
ALEXANDROS MARKEAS
On est continuellement confrontés à cette question, car la vision académique de la progression ne s’applique pas tout à fait à l’improvisation. Une première réponse consiste à dire : quand l’étudiant·e sent qu’il ou elle a progressé.
VINCENT LE QUANG
Même si on a des réponses, on n’en fait pas des normes. Nous n’attendons pas que les étudiant·es aient acquis telle ou telle compétence à tel moment. Néanmoins, après deux ou trois ans passés dans la classe, on constate tout de même un très grand développement des techniques instrumentales et des techniques para-instrumentales, ou techniques étendues de l’instrument. Beaucoup d’étudiant·es les pratiquent grâce au répertoire contemporain, mais dans ces contextes ils et elles y sont en quelque sorte autorisés par le compositeur ; en arrivant dans la classe, ils et elles ne le font pas forcément spontanément. Se développe donc une très grande personnalisation de la relation à l’instrument. Certain·es inventent des techniques dont ils et elles deviennent expert·es (le tuyau branché sur le corps, la clarinette chantée, le piano préparé, etc.). On voit également s’installer une maîtrise du temps, ainsi qu’une mémoire du parcours des improvisations (comment elles se segmentent), qui vient nourrir en retour une maîtrise formelle. Ce sont trois critères parmi plein d’autres, mais qui nous servent à avoir une vision. Par ailleurs, pour parler en mon nom, lors de mon passage dans la classe, j’ai eu l’impression d’ajouter des couches aux différentes perceptions que j’avais de la musique, et que certaines musiques qui m’étaient incompréhensibles m’apparaissaient tout d’un coup très claires, non pas parce que j’avais modifié ma façon d’entendre, mais parce que je l’avais enrichie. Cette idée d’apporter une pluralité, je l’ai toujours présente à l’esprit quand -j’enseigne.
Est-ce que vous percevez des traces du travail effectué dans votre classe depuis 30 ans dans ce que vous entendez en dehors du Conservatoire ?
ALEXANDROS MARKEAS
Les démarches qui relèvent de l’improvisation, de la performance et de la création orale sont de plus en plus nombreuses. Quelque chose a changé, il y a une ouverture à ces pratiques qui n’existait pas il y a quelques années, ce qui ne va d’ailleurs pas sans créer de conflits. Maintenant, est-ce que notre travail au Conservatoire y participe ? Il leur donne une certaine crédibilité, une certaine respectabilité.
VINCENT LE QUANG
Quelque chose a éventuellement essaimé non en tant que style mais dans les modèles de relation. C’est en dilution dans ce qui existe…
ALAIN SAVOURET
Oui, on ne peut pas classifier cette musique, et si ça devenait possible, ça signifierait que cette classe aurait perdu ce qui lui est propre. C’est un pied coincé dans la porte, et c’est important que ça le reste.
Propos recueillis par Raphaëlle Tchamitchian
Du 20 au 23 novembre, le Conservatoire fête l’improvisation générative !
Atelier, conférence, projection, table ronde et concerts : de nombreux événements vous attendent à l’occasion des 30 ans de cette classe, crée par Alain Savouret avec Rainer Bœsch.
En clôture de cette semaine riche et intense, le concert du jeudi 23 novembre à 19h sera l'occasion de rencontres intergénérationnelles entre étudiantˑes et professeurˑes de la classe d'improvisation générative, ainsi que les étudiantˑes de Tokyo Geidai. Un moment placé sous le signe de l'invention, de la convivialité et de l'ouverture.
Programmation détaillée et réservations.