Musicien·nes tout-terrain
Mis à jour le 15 mars 2024
Le pianiste demeure dans l’imaginaire des mélomanes l’archétype du musicien virtuose dont l’art s’exerce pour l’essentiel en solo. Les jeunes pianistes en formation ont eux-mêmes cet a priori, l’apprentissage du piano classique étant généralement plus solitaire que celui de la plupart des instruments. Pourtant, outre les cours de musique de chambre, le Conservatoire propose de tout autres perspectives aux pianistes, avec deux cursus de premier cycle et trois cursus de second cycle déclinant différentes approches d’une discipline désignée en français sous le vocable d’« accompagnement » : un terme aujourd’hui remis en cause par les professionnels, qui le jugent souvent réducteur et moins conforme à la réalité de leur métier que l’expression anglaise « collaborative pianist ». Cette question de la dénomination du métier et de sa reconnaissance sera, à n’en pas douter, débattue au cours du congrès de l’accompagnement musical qui se tiendra au Conservatoire de Paris à l’automne 2024. L’occasion était trop belle pour ne pas vous inviter à découvrir ces classes d’accompagnement et les savoir-faire que les étudiant·es y apprennent à développer.
Si l’on se réfère à l’imaginaire collectif, forgé notamment par le cinéma, la figure du pianiste accompagnateur, ou plus fréquemment de l’« accompagnatrice », est vue comme effacée et asservie aux volontés du soliste qui focalise toute l’attention du public, ce dernier ignorant la diversité et la richesse des compétences exceptionnelles que requiert cet art de l’accompagnement au piano. Ce sont ces « savoir-faire discrets », selon la belle expression forgée par la psychologue spécialiste des professionnels du soin Pascale Molinier, que les étudiant·es du Conservatoire de Paris ont la chance de développer en suivant les différents cursus d’accompagnement. Outre l’option de lied et mélodie proposée par Jeff Cohen, deux cursus de 1er cycle sont accessibles par concours : un parcours généraliste d’accompagnement instrumental et vocal, proposé par les professeur·es de lecture à vue (Géraldine Dutroncy, Ariane Jacob, Reiko Hozu et Sébastien Vichard), et une initiation à l’accompagnement chorégraphique, incluant l’improvisation, encadrée par Franck Prevost (classique) et Deborah Shannon (contemporain). L’existence de trois parcours de 2e cycle reflète bien la diversité des métiers de l’accompagnement au clavier : la classe de direction de chant d’Erika Guiomar et Nathalie Dang forme au coaching des chanteur·ses pour les productions lyriques (opéra et oratorio), en amont du travail avec l’orchestre ; si les chef·fes de chant n’ont pas, en tant que tel·les, vocation à apparaître sur scène, la classe d’accompagnement vocal d’Anne Le Bozec et Emmanuel Olivier est orientée vers le récital piano-chant, dans un travail de duo pérenne sur le répertoire du lied, de la mélodie et de l’oratorio ; enfin, l’enseignement de Jean-Frédéric Neuburger et Yumi Otsu est consacré au répertoire instrumental : il s’agit non seulement d’accompagner à vue des instrumentistes, sur partition ou en improvisant des harmonisations, mais aussi de pouvoir restituer le plus rapidement possible au piano les partitions d’orchestre les plus complexes, créations contemporaines comprises, en suivant le cas échéant les gestes d’un chef d’orchestre.
Les trois classes ont en commun de développer des capacités de lecture et d’attention hors normes conjointes à une adaptabilité et une réactivité maximales : tandis qu’en classe de piano, l’étude d’une partition notée sur deux portées s’approfondit pendant des semaines, voire des mois, et même si ce travail à long terme est également mené dans la classe d’accompagnement vocal, la lecture à vue doit devenir une seconde nature pour les étudiant·es en accompagnement, les rendant capables de jouer n’importe quelle œuvre sans répétition préalable, souvent dans une autre tonalité que celle notée sur la partition, tout en restant particulièrement attentif·ves aux nuances du jeu de leurs partenaires pour s’ajuster immédiatement à leurs inflexions les moins prévisibles, les guider et éventuellement les rattraper en cas de défaillance. Les classes d’accompagnement aiguisent chez les étudiant·es une insatiable curiosité et un appétit de découverte d’œuvres très diverses mais aussi de différents instruments : ils étudient ainsi la basse continue au clavecin, et ont l’opportunité de travailler sur deux pianos historiques présents dans la classe d’Anne Le Bozec aux côtés d’un Steinway moderne. Pour pouvoir donner la réplique aux chanteur·ses lors des répétitions, les pianistes apprennent également à chanter eux-mêmes toutes les parties vocales des opéras ou oratorios tout en jouant au piano les parties orchestrales, et doivent maîtriser la diction de plusieurs langues étrangères. Si dense et exigeant que soit chacun de ces cursus, l’enthousiasme de ces jeunes pianistes « tout-terrain » les conduit parfois à en suivre deux, voire trois en parallèle, combinant travail avec les chanteur·ses et accompagnement instrumental ou chorégraphique ! Ils vivent en effet la découverte souvent tardive des cursus d’accompagnement comme une révélation. « Ces deux classes ont changé ma vie ! », raconte Takako Nishikawa, étudiante à la fois en direction de chant et en accompagnement vocal : « Faire de la musique avec d’autres a suscité un sentiment de nécessité que je n’éprouvais pas au piano seul. Il y a six ans, j’ai assisté par hasard au concert de la classe d’Erika Guiomar, et cela a été un choc : il existait des pianistes qui savaient tout faire ! Jamais je n’aurais alors imaginé en être un jour capable. »
Joseph Birnbaum, diplômé en accompagnement vocal, direction de chant et accompagnement au piano, souligne la richesse et la complémentarité des différents cursus d’accompagnement : « Avec Erika Guiomar, en deux ans, aucun cours n’a ressemblé à un autre, comme s’il y avait dix professeures en une ! Elle peut consacrer un cours aussi bien à une étude de Cramer qu’à un opéra entier de Wagner. Elle entretient ainsi la fraîcheur, tout en nous préparant à l’extrême diversité des conditions de travail rencontrées dans le métier de chef·fe de chant, qui peut s’exercer très différemment dans une maison d’opéra, une école, pour des auditions ou des répétitions auprès de grand·es chef·fes. » Les séances de coaching guidées par Nathalie Dang lui ont permis d’ouvrir son oreille à « des milliers de détails sur chaque note chantée : qualité du legato, conduite du souffle, prononciation, organisation rythmique, etc. »
Cette approche ouverte et sans idées préconçues du phénomène sonore est également centrale dans la classe d’Anne Le Bozec et Emmanuel Olivier : « c’est l’écoute du texte en langue originale qui oriente tout le travail en duo ; on apprend aussi à faire du son que l’on produit ensemble un objet que l’on peut comprendre très concrètement. Avant les concerts, Anne nous montre par exemple comment, en déplaçant de cinq degrés le piano sur scène, on peut perdre ou gagner tout un panel d’harmoniques : on n’apprend cela dans aucune autre classe ! » Cette démarche a profondément transformé le jeu de Joseph : « en répétant avec une violoncelliste avec qui je n’avais pas joué depuis longtemps, j’ai mesuré le chemin parcouru : j’écoutais son archet en imaginant un chanteur·se, et elle a apprécié la différence. » Écouter, s’adapter, jouer pour et avec autrui : les étudiant·es en accompagnement trouvent ainsi, en un paradoxe seulement apparent, la voie vers une liberté nouvelle, les aptitudes presque surnaturelles qu’ils développent recelant une formidable force d’émancipation et de générosité artistiques.
Anne Roubet
À venir : Concert de la classe d’accompagnement vocal25 mars 2024 à 19h |