Car nous avons besoin d’étoiles
Mis à jour le 09 mars 2024
Institution sœur du Conservatoire, la Philharmonie de Paris présente une saison centrée autour des rapports entre l’art et le vivant. L’occasion de faire dialoguer son directeur Olivier Mantei avec la directrice du Conservatoire Émilie Delorme. Ils parlent des projets communs aux deux institutions, des perspectives d’avenir et de questions essentielles telles que la situation du monde de la culture, la place de la création dans la société ou le sens de la démocratisation artistique.
Depuis la crise sanitaire, le monde a changé : guerre en Europe, hausse des prix, crise énergétique. Si les frais de fonctionnement explosent, les subventions, elles, stagnent.
Quel regard portez-vous sur la situation ?
Olivier Mantei : L'inflation et l'augmentation des coûts de l'électricité pèsent sur nos théâtres sans qu'aucune recette supplémentaire ne vienne compenser cette perte. Mais ce qui me préoccupe également, c'est cette crise idéologique qui nous guette : certaines collectivités décident, sans concertation, de retirer leur subvention. Certains se mobilisent pour réclamer des aides exceptionnelles. D'autres réduisent leur projet artistique pour tenir. D’autres enfin le font évoluer pour l’adapter au mieux aux changements dans la société. Le risque est le repli sur soi. Or il nous faut absolument l’éviter. Réduire l'activité, c’est réduire l'exigence artistique. Et rogner sur l'ambition, c'est justifier la baisse de subvention.
C'est là le paradoxe ?
O.M. : Oui, c'est un cercle vicieux dans lequel il faut éviter de tomber.
Emilie Delorme : Que notre société traverse une période de crises et se trouve dans un état de fragilisation extrême est une certitude. Ces coupes budgétaires, radicales et souvent inexplicables, me paraissent être des décisions d'un autre temps. Le secteur culturel est à vif, les tribunes se multiplient par typologie de structures qui sont inquiètes pour leur avenir. Les collectivités territoriales doivent être plus présentes que jamais, continuer de jouer leur rôle pour penser des solutions à l’échelle des territoires et ainsi en favoriser la cohésion.
Quel serait une troisième voie ?
O.M. : Le dialogue et l'écoute. Il faut créer les conditions d'un échange apaisé pour ne jamais céder sur la nécessité de la subvention tout en récréant la confiance avec les tutelles pour transformer nos modes de fonctionnement et coller aux réalités nouvelles de notre monde. Il va nous falloir de plus en plus nous assembler au risque de moins nous singulariser, créer des groupements d'intérêt économique pour apporter des solutions écologiques, des solutions économiques concrètes et inventer un système plus communautaire et solidaire. Je crois que c’est dans la démonstration, dans la proposition de nouveaux modèles que nous sortirons gagnant de cette crise.
E.D : Il ne faudrait pas donner l'illusion que rien ne bouge. Le secteur culturel est d'ores et déjà engagé dans cette transformation. Après tout, la culture n'est que le miroir d'une société tout entière, en mutation. Regardons bien : la crise écologique interroge sur la manière de concilier carrière artistique et convictions personnelles. La transition numérique qui s'est imposée après la pandémie place l'artiste face à une dématérialisation de ses rapports de création. Enfin, les questions de genre et d'identité bousculent nos représentations. Alors, comment s'approprier ces mutations dans une période de contraintes budgétaires et d'inflation ? On peut le voir en opportunité, comme le présente Olivier ; on peut aussi le lire comme une équation difficile qui nécessite des moyens.
O.M. : Je reviens sur le mot « opportunité » qui peut laisser croire qu'il y aurait une occasion à saisir. Il est clair que l’on subit le manque d'argent et l'augmentation des coûts et que l’on s'en passerait bien. Nous sommes en mesure de nous renouveler et de nous interroger sans coupes budgétaires ; mais ce n’est plus seulement souhaitable, c’est nécessaire.
Comment donc maintenir l'ambition artistique et le contexte socioéconomique ?
O.M. : Il faut être inventif, s’interroger sur nos méthodes. Cela passe en partie par la recherche de financements complémentaires, bien souvent des ressources propres, et par le fait d’ancrer la coproduction dans le modèle et son équilibre budgétaire. Et bien sûr par la recherche d’économies, qui nous oblige à faire des choix et à nous transformer.
E.D. : Le mécénat privé que nous recevons se focalise sur les bourses pour faire face à la grande précarité étudiante. Les systèmes de coproduction, c'est à la marge pour des spectacles d’étudiants. En revanche, on investit sur les partenariats. C'est là où se joue, à mon sens, une double solidarité. Avec le monde professionnel, d'abord, pour insérer les artistes de demain et offrir, aux jeunes diplômés, leur premier contrat à la sortie de l'école. Et, une solidarité intergénérationnelle avec nos enseignants, extrêmement engagés, qui s'investissent bien au-delà de leur mission de formation.
Face à une crise des récits, au repli identitaire et à la crise démocratique, quel rôle doit-jouer la culture ?
O.M. : Il faut revenir à l'ambition de Malraux : démocratisation et création. La Philharmonie de Paris n'est pas simplement un lieu de culture, c'est aussi un lieu de vie. Sa structure polymorphe, son pôle d’éducation, son emplacement, sa programmation lui permettent de s'ouvrir à tous les publics. Mais il faut rester vigilant et le marteler sans cesse : il n'y aura pas de démocratisation de la culture sans étoiles, sans références et sans exigence. Il n’est pas question de séparer démocratisation et création et encore moins de les ériger l'une contre l'autre.
E.D. : La réponse à la crise des récits, c’est de les multiplier, tout comme la seule réponse à la crise de la démocratie est plus de démocratie. Je partage aussi le constat d’Olivier : ne jamais transiger sur la qualité artistique, la beauté et l'émotion. C'est à l'endroit où le sublime transcende que se joue la démocratisation. Cette recherche du sublime est la quête commune aux artistes et aux publics. En leur donnant les conditions matérielles de l'atteindre, on rend possible les programmes de médiation et l’exercice des droits culturels de toutes et de tous. De même que Malraux a représenté une étape importante dans l’histoire de la démocratisation culturelle en proclamant qu’il fallait donner accès au plus grand aux œuvres capitales de l’humanité, les droits culturels définis par l’UNESCO nous ont permis de progresser en reconnaissant aux individus non seulement d’accéder aux œuvres mais aussi de contribuer à la vie culturelle. C’est ici que l’art et la culture touchent au plus haut degré de leur mission, car faire culture, c’est aussi faire humanité ensemble. C’est un domaine symbolique dans lequel on projette des attentes fortes et légitimes. Nous avons la responsabilité d’être à la hauteur.
Entre l'Académie d'Aix et le CNSMDP, Emilie, vous avez accompagné les plus grands noms de la vie musicale française. Chaque année, 1400 élèves sortent diplômés. Demain, certains se produiront sur les scènes, entre autres, de la Philharmonie. Comment qualifieriez-vous le moral des jeunes artistes ?
E.D. : Combattifs. Rien que de penser à eux, je suis émue parce qu'après une scolarité heurtée par la pandémie, je les trouve résilients, créatifs et solidaires ! Pourtant, la crise a accentué les inégalités : les plus précaires en sortent encore plus fragilisés. Les perspectives qui s'annoncent appelle à un sursaut : les maisons d'opéra et les orchestres sont en souffrance, les ensembles indépendants, eux, à bout de souffle. Les postes dans les ballets semblent parfois menacés. Partout, les clignotants sont au rouge. Mais à leur habitude, les étudiants n'attendent personne pour réinventer leur carrière. Ils multiplient les boulots et cumulent un poste dans un orchestre permanent, une activité de chambriste ou de soliste. Ils s'engagent dans des activités de médiation et d'enseignement. Même si je vois une génération à vif, angoissée sur son avenir, elle cherche à se dépasser. Ma fierté, c'est d'avoir compris que la force d'une institution réside dans sa capacité à accompagner les plus vulnérables et pas seulement les étoiles, qui, elles, trouveront le chemin des grandes institutions bien avant la fin de leurs études.
Il y a des bonnes nouvelles : le CNSMDP vient de se classer deuxième meilleure école au monde. En quoi cela est-ce important pour la Philharmonie d'avoir une école d’excellence de l’autre côté du la rue ?
O.M. : Ce classement bien mérité est le marqueur d’une cohérence exemplaire au sein du parc de la Villette. Quand on regarde les établissements culturels en Europe, ce site de La Villette est unique par son envergure. Avec le programme éducatif de la Philharmonie, nous travaillons sur une pratique collective, souvent intuitive par le corps, accessible et ouverte. Dans nos projets respectifs et complémentaires d'éducation par la culture, la relation que nous entretenons avec l'excellence du Conservatoire supérieur donne du sens et de l’ambition à un projet culturel global.
E.D. : Ce classement vient aussi récompenser la capacité d'insertion professionnelle qu'offre la Philharmonie à nos jeunes artistes. A quelques pas du Conservatoire, sont hébergés l'Orchestre de Paris, l'Orchestre de chambre de Paris, l'Ensemble intercontemporain, les Arts florissants, …
O.M. : … les orchestres internationaux et nationaux invités, les formations indépendantes.
E.D. : Oui. A Paris, c'est unique. Un étudiant, au cours d'un seul même mois, peut cachetonner dans un des orchestres qui joue à la Philharmonie. La semaine suivante, jouer dans une session d'orchestre dans le cadre de ses études produite par la Philharmonie. Le jour d'après, intervenir comme médiateur dans un projet éducatif dans le cadre de sa formation au diplôme d'État d'enseignant. Et, le week-end, travailler en tant qu’ouvreur, aller écouter un concert ou faire un bœuf au Café de la Musique.
Vous parlez de "Génération Philharmonie". Qu'entendez-vous par cette appellation et en quoi peut-elle offrir un chemin pour tous les publics ?
O.M. : L'apprentissage par la musique est émancipateur. Il est important et touchant de voir que l’on peut grandir à La Philharmonie : il y a des programmes spécifiques pour toutes les classes d'âge. La Génération Philharmonie, c'est celle qui accompagne le projet depuis ses débuts et qui s'invente au jour le jour. Elle se définit par cet apprentissage, ces croisements, cette diversité, cette manière d'être à soi et au monde. Dans un même espace, nous offrons de la musique à voir, de la musique à toucher, de la musique à écouter, de la musique à ressentir, de la musique à danser, de la musique à raconter. Finalement, nous avons créé un parc à sons où se mêlent les âges et les cultures.
E.D. : Bien que nous formions de jeunes musiciens et danseurs, en jazz, classique et contemporain, beaucoup ont d’autres pratiques culturelles en parallèle. Ainsi l’un de nos étudiants pratique le hip hop. Nous avons conventionné avec son association qui, le week-end, propose des ateliers, dans nos murs, qui fédèrent à la fois nos étudiants et des extérieurs. Ainsi les pratiques se développent et viennent nourrir la Philharmonie. Le projet interdisciplinaire d'Olivier Mantei à la Philharmonie qui accueille toutes les musiques et toutes les esthétiques ne peut qu’aller dans ce sens. C’est un cercle vertueux qui contribue à changer la scène artistique de demain.
O.M. : Dans cette relation, il ne s'agit pas d'appauvrir l'intégrité de chaque projet. Au contraire, c'est cette juxtaposition qui nous nourrit l'un l'autre et qui décloisonne nos lieux. Le public de l'Orchestre de Paris accueille à présent des jeunes venus aux concerts par d'autres musiques. Et, le regard évolue, les codes changent : le public applaudit entre les mouvements d’une symphonie ou d’un concerto.
C’est dans ce travail que vous participer à renouveler les publics ?
O.M. : Je cherche à créer plus de transversalité entre les cultures, les arts et les disciplines pour continuer à inclure tous les publics. Je souhaite que l’on réussisse à réaliser un lieu de vie moins inhibant et plus spontané sans aucune compromission artistique. Le plus difficile n'est pas de faire venir un nouveau public mais de le faire revenir, de créer des habitudes. À cet égard, la Philharmonie est une chance car le lieu offre un éventail unique de possibles.
Faut-il renouveler dans le recrutement des artistes aussi ?
E.D. : Nous y travaillons quotidiennement. L'établissement doit chercher l'exemplarité pour être inclusif sur les questions de la diversité, du handicap, du genre, des violences sexistes et sexuelles. Il faut également assurer la légitimité des différentes esthétiques et des différentes cultures dans l'institution avec la même exigence artistique et pédagogique. Quand bien même le classement aide à l'attractivité des formations, il y a un travail pour aller chercher les non-candidats, ceux qui ne se sentent pas légitimes, qui se sentent loin du Conservatoire ou qui ne peuvent en préparer le concours d'entrée. Par exemple, nous avons commencé à travailler sur la question du recrutement ultra marin et, l'année prochaine, deux étudiants guadeloupéens intègrent le cursus de danse contemporaine grâce aux actions menées depuis un an.
Dans l'acte 2 de votre direction, vous parlez d’un conservatoire augmenté. Est-ce une réponse à cette ouverture que vous appelez de vos vœux ?
E.D. : Oui, j’aimerais que nous puissions, par exemple, mettre à disposition des modules pour préparer certaines épreuves spécifiques des concours d’entrée et donc agir sur les barrières géographiques et sociales. Il s'agit de compléter les formations par toutes les possibilités technologiques qui élargissent le champ de la création : les nouveaux formats son, l'intelligence artificielle. Evidemment, cela vient également répondre à la saturation de nos espaces. Il ne s'agit en aucun cas de toucher à l'enseignement présentiel, essentiel, mais de pouvoir étendre le champ d'action du Conservatoire dans le monde. Nos cours sont mondialement réputés. Nous voulons en faire bénéficier le plus grand nombre et offrir un rayonnement international à nos formations.
La Philharmonie s’est distinguée par sa prise en main du numérique, quel est votre sentiment sur la dématérialisation de la culture ?
O.M. : C'est vrai que la Philharmonie a rempli son rôle et elle ne réduit pas sa mission à cet endroit. Parallèlement, j’ai souhaité re-matérialiser, recréer du vivant et du contact pour incarner et s'ancrer territorialement. Pour ce faire, nous venons par exemple de nous embarquer dans un projet de radio avec des jeunes générations qui vivent, étudient et travaillent dans les alentours de la Philharmonie : La Balise. Nous allons aussi continuer à nous retrouver, créer des forums, des agoras pour permettre à toutes et à tous de dialoguer. Le nouveau projet du Café de la musique où se retrouvent artistes, enseignants, étudiants et familles témoigne de cette ambition commune. Tous ensemble, nous avons réussi à créer un lieu de rendez-vous. Il ne faut pas opposer dématérialisation et vivant, c'est un faux débat. Il faut tisser les deux ensembles.
C’est ici que se noue votre relation ?
E.D. : En plus d’une certaine convention de collaboration qui fait 80 pages, ce qui nous rassemble, c'est la scène et le spectacle vivant. Le temps fort, c'est le concert de l'Orchestre symphonique lors duquel nos étudiant.es jouent sur la scène de la Philharmonie sous la direction de chefs prestigieux. Rien ne remplace l'expérience de la scène, le contact avec les artistes et le public. Et je parle de la scène dans toutes ses dimensions puisqu’autour de ces événements artistiques, la Philharmonie offre également un terrain d’expérimentation pour nos étudiant.es qui se forment en médiation et travaillent précisément ce lien entre le spectacle et les publics. Il y a enfin un projet que j’aime tout particulièrement, c’est Démos, projet de démocratisation culturelle basé sur la pratique musicale en orchestre.
O.M. : Démos, qui a déjà mobilisé plus de 10000 jeunes et créé près d’une cinquantaine d’orchestres dans toutes les régions est une vraie réussite. Il donne non seulement un accès à la pratique instrumentale dans des familles qui en sont ou s’en sentent a priori éloignées, mais il permet également d’inventer de nouveaux liens sociaux dans des territoires qui en manquent.
Démos a désormais son équivalent pour la voix, Eve : Exister par la Voix Ensemble.
C’est, en réalité, un projet de société.
Propos recueillis par Yoann Duval.
L'ENFANT ET LES SORTILÈGESFantaisie lyrique de Maurice Ravel sur un livret de Colette Retransmission en direct sur notre site Internet le 8 mars 2024 à 20h. Réservation sur le site de la Philharmonie de Paris. Coproduction Cité de la musique – Philharmonie de Paris et Conservatoire de Paris |
Photo © Stéphanie Roland